Veille de Noël – Messe de la Nuit

« Donner naissance, emmailloter, coucher dans une mangeoire »

Samedi 24 décembre 2022

Nous associons souvent la Nativité à la douceur et la tendresse, et nous n’avons pas tort : la contemplation d’un nouveau-né appelle en nous douceur, bienveillance, tendresse et joie !

Mais le texte d’Evangile que nous venons d’entendre a aussi un grand souci de réalisme. Il commence par nous redonner le cadre politique en même temps qu’il nous fait sentir son caractère redoutable : il suffit d’un édit de l’empereur pour mettre le monde entier en mouvement. C’est dire sa puissance. Et le projet de l’empereur, c’est de compter ; compter, c’est un préalable pour d’autres actions ; notamment lever l’impôt ou faire la guerre. C’est donc très clairement une géopolitique de la domination qui est dressée par Luc, au moment où il raconte la naissance de Jésus.

Une telle sensibilité aux puissants fait sans doute particulièrement écho en nous, alors que nous célébrons un Noël sur fond de guerre en Europe et que sont apparues sur nos écrans de télévision des images qu’on aurait dit d’une autre époque, que nous croyions derrière nous.

Depuis 2000 ans la logique des empires n’a rien perdu de sa vigueur ; elle demeure ce qui dicte en grande partie sa loi au monde.

« En grande partie » seulement, car le récit de Luc donne aussi de quoi résister à cette loi du contrôle et de la domination. Que voit-on ? Un couple, un peu perdu, loin de chez lui, sans aucun point d’appui. On ne les entend pas dire un mot. Eux comme tous les autres, sont soumis à la loi des puissants. Et Luc nous dit que la femme a mis au monde un fils, qu’elle l’a emmailloté et l’a couché dans une mangeoire. C’est tout. Uniquement cela : trois actions : mettre au monde, emmailloter, coucher dans une mangeoire. Est-ce qu’avec cela il y a de quoi résister aux empires ? Eh bien oui !

Donner naissance : c’est peut-être la plus belle chose que l’humanité puisse faire. C’est engager une vie nouvelle, un être nouveau, qui sans doute nous surprendra, qu’on ne peut programmer. Donner naissance, c’est sans doute l’acte humain qui requiert la plus grande implication, et en même temps, le lâcher prise le plus radical. Et les deux à la fois. Et à chaque fois que nous sommes capables, dans tout ce que nous faisons de conjuguer implication et lâcher prise, il y a quelque chose d’un « donner naissance » qui se joue, même quand on n’enfante pas. Et du coup, on voit que donner naissance, c’est permettre la liberté, cette liberté qui précisément a besoin de notre engagement et aussi de notre lâcher prise. Voilà une tout autre logique que celle de l’empire, qui lui veut contrôler, mais sans jamais le dire : l’empire c’est le contrôle et le refus d’avouer son engagement.

Le deuxième geste : emmailloter : c’est prendre soin de ce qui est fragile, de ce qui a absolument besoin des autres pour vivre, de ce qui n’a pas accès à la parole. Là aussi on est loin de la logique de l’empire, qui prend en compte ce qui lui est directement profitable, ce qui peut le servir, et qui se désintéresse de tout le reste.

Et enfin, « coucher dans une mangeoire ». On peut voir dans cet acte presque déroutant ce qui préfigure le geste que Jésus posera le dernier soir de sa vie : donner son corps et son sang comme nourriture et boisson. Ici c’est donc le geste du don, de la remise de soi à d’autres, et cela, de manière radicale, jusqu’à se proposer comme nourriture ! Là aussi, on est tout à l’opposé des logiques de puissance qui visent à conserver ce qu’on a acquis et conquérir des espaces nouveaux.

Parfois nous nous demandons, que faire, face à ces déferlements de violence, face à ces logiques de puissance qui imposent leur loi ? Et l’on se sent tout petit face à cela, si bien qu’il peut nous arriver de nous demander s’il vaut même la peine de se demander quoi faire !

Eh bien l’évangéliste Luc indique un chemin que nous pouvons tous emprunter : donner naissance, emmailloter, coucher dans une mangeoire. « donner naissance » : nous impliquer vraiment dans ce que nous faisons, tout en lâchant prise, autrement dit, s’engager pour faire grandir une liberté. Emmailloter : prendre soin de ce qui est fragile, de ce qui n’a aucune rentabilité mais cherche tout simplement à vivre. Et enfin : « coucher dans une mangeoire » : se risquer au don, à la remise de soi. Pour celui qui veut résister aux logiques des empires, c’est là que tout commence.

Tout cela peut paraître un peu abstrait, mais pour chacun de nous cela passera par la manière de gérer son temps, de dépenser son énergie, de prendre des décisions. Et là, c’est du concret.

Nous avons ici de quoi résister aux logiques qui aboutissent à la guerre, mais qui commencent de manière locale et souvent anodine. Et chacun, là où nous sommes, nous pouvons cultiver une autre logique de vie que celle de l’empire, celle qui nous est offerte à contempler en cette nuit de Noël.

Tout cela, bien entendu, ne doit pas nous empêcher de goûter à cette atmosphère pleine de douceur et de paix, qui accompagne la venue de notre Seigneur. Simplement, cette année tout spécialement, il nous est rappelé aussi que nous avons là de quoi résister à ce qui peut peser de façon implacable sur nos existences.

Etienne Grieu sj