Changer de vie et chercher la justice

Au service de notre « maison commune »

Dimanche 22 janvier 2023

à l’Église Protestante Unie de Pentemont-Luxembourg dans le cadre de la semaine pour l’unité des chrétiens

Alors même que nous sommes entrés dans le temps ordinaire de l’année liturgique, les lectures que nous venons d’entendre nous maintiennent d’une certaine manière dans le climat de Noël et de l’épiphanie. Nous avons en effet réentendu la parole du livre d’Isaïe : « Le peuple qui marche dans l’obscurité voit une grande lumière » – cette parole que la tradition chrétienne comprend comme une promesse de la venue du Seigneur sur cette terre ; nous avons aussi entendu un passage de l’évangile qui évoque, non pas certes l’adoration des mages, mais néanmoins la première « épiphanie » ou manifestation de Jésus après les épisodes du baptême et des tentations au désert – c’est-à-dire les tout débuts de de son ministère en Galilée. De fait, même si la célébration de Noël est derrière nous, même si nous croyons que le Sauveur est effectivement venu parmi nous, nous savons aussi que nous devons encore l’attendre. La lumière qui est venue illuminer la Palestine il y a deux mille ans demeure de bien des manières cachée, voire même menacée par tout ce qu’il y a d’obscurité et de ténèbres en notre monde – non seulement les faces nocturnes de nos vies personnelles, mais aussi et surtout les injustices qui pèsent sur des groupes ou des peuples, les violences et les guerres. Nous savons aussi combien nos communautés chrétiennes sont elles-mêmes atteintes par des formes d’obscurité et de ténèbres ; l’actualité de ces années-ci attire spécialement l’attention sur la gravité des transgressions ou abus au sein de l’Église, mais la Semaine de prière pour l’unité nous rappelle aussi le poids des divisions ecclésiales qui, à leur manière, empêchent de s’ouvrir vraiment à la lumière du Christ.

Mais sur ce fond même la parole d’Isaïe résonne précisément comme une parole d’espérance : « le peuple qui marche dans l’obscurité voit une grande lumière. Sur ceux qui vivent au pays des ténèbres, une lumière se met à resplendir. » La Semaine de prière pour l’unité nous invite à contempler cet horizon qui est pour nous promesse : le jour où nos vies seront davantage éclairées par la lumière du Christ, le jour où la justice et la paix triompheront de la discorde et de la haine, le jour où les baptisés pourront se reconnaître membres d’une seule Église – non pas d’une Église uniforme, certes, car nos diverses communautés incarnent des traditions qui ont chacune leurs richesses propres, mais néanmoins d’une Église dans laquelle il sera donné de communier pleinement dans la foi et la charité.

Il est vrai que le thème retenu cette année pour la Semaine de prière ne parle ni d’unité ni de communion. Ce thème est en effet : « Apprenez à faire le bien, recherchez la justice. » Mais nous avons justement à comprendre que l’exigence ainsi formulée est essentielle à la communion ecclésiale. Je voudrais l’illustrer par un souvenir des années récentes. Il y a eu le 31 octobre 2016, en Suède, une commémoration des origines de la Réforme protestante, cinq siècles après le 31 octobre 1517 que l’on considère traditionnellement comme le point de départ symbolique de cette Réforme. Cette commémoration, à laquelle j’ai pu moi-même participer, a certes commencé par une belle célébration dans la cathédrale de Lund, co-présidée par le pape François et par Mgr Mounib Younan (alors président de la Fédération luthérienne mondiale) ; elle a été suivie d’un rassemblement non loin de Lund, à Malmö, et dans le cadre de ce rassemblement – toujours en présence du pape François et de Mgr Younan – plusieurs personnes ont donné un témoignage de leur engagement pour le bien et la justice : l’une d’elles a évoqué la responsabilité des chrétiens pour la préservation de notre « maison commune » ; une autre a présenté la manière dont des chrétiens, en Colombie, collaborent pour la paix, moyennant des initiatives d’ordre social ou communautaire ; une troisième a décrit le travail accompli, au Burundi, en faveur des enfants victimes d’atrocités ; une quatrième a parlé des efforts également menés en faveur des enfants au sud du Soudan ; à quoi s’est encore ajouté le témoignage de l’évêque chaldéen d’Alep, cette ville de Syrie alors ravagée par la guerre, et son intervention pathétique invitait à  défendre envers et contre tout les valeurs humaines de dignité et de solidarité ainsi que la recherche du bien commun. Ces divers témoignages montraient au fond comment des chrétiens catholiques et protestants étaient engagés dans le même combat : ils œuvraient ensemble pour le bien et la justice. Nous avons eu là une très belle illustration de ce qui est, cette année, le thème de la Semaine de prière pour l’unité. Les communautés chrétiennes restent certes marquées par des divisions pluriséculaires ; cependant, là où des chrétiens font le bien et recherchent la justice, ils ne font pas qu’accomplir un immense service en faveur de l’humanité et notamment de ceux qui sont les plus démunis, mais ils donnent par là même à voir une première réalisation de l’unité ecclésiale à laquelle nous sommes tous appelés.

Cette exigence concerne chacun et chacune d’entre nous. Nous ne sommes évidemment pas, ici à Paris, dans des situations comparables à celles du Burundi, du Soudan, ou d’autres pays particulièrement défavorisés ou ravagés par l’injustice, la famine, ou la guerre (et comment ne pas penser en particulier, parmi ces pays, à la terre d’Ukraine où deux peuples – le peuple russe et le peuple ukrainien – sont en train de se livrer une guerre si meurtrière ?). Mais nous savons bien qu’il y a aussi, dans notre pays même, nombre de personnes démunies ou victimes d’injustice. Et parmi les personnes plus favorisées aussi, parmi les plus riches eux-mêmes, il peut y avoir bien des misères, bien des formes de solitude ou de détresse. C’est donc à chacun et chacune d’entre nous qu’il est dit aujourd’hui : « changez de vie », « apprenez à faire le bien », « recherchez la justice ». Cela peut se jouer dans le plus quotidien de nos vies, à travers un sourire, une parole échangée ou un geste d’entraide si modeste soit-il ; mais chaque fois que faisons ainsi le bien, chaque fois que nous contribuons quelque peu à une plus grande justice, nous sommes en communion avec d’autres chrétiens qui agissent de même et, par cette voie – même sans nous en douter – nous contribuons à une plus grande unité entre nous.

Naturellement nous n’avons nullement, comme chrétiens, l’apanage du bien ni de la justice. Nous ne faisons qu’être aux côtés de beaucoup d’hommes et de femmes qui, croyants ou non, ont aussi à cœur de faire le bien et de rechercher la justice. Mais notre engagement a pour nous une signification propre, parce que nous croyons que la lumière jadis entrevue par la prophétie Isaïe a effectivement percé, un jour du temps, l’obscurité de la nuit. Cette prophétie est en effet citée par l’évangéliste Matthieu au moment même où il raconte les débuts du ministère de Jésus en Galilée. Certes, la lumière ne brille pas pour tous, tant s’en faut, mais elle brille au moins pour ceux et celles qui entendent la parole de Jésus, qui l’écoutent proclamer la bonne nouvelle du Royaume, et qui le voient guérir toutes sortes de maladies et d’infirmités. Elle brille pour tous ceux qui entendent son exhortation à « changer de vie », parce que « le royaume des cieux est proche » et qu’il y a urgence à l’accueillir. Elle brille plus particulièrement pour ceux qui sont appelés personnellement par Jésus et qui, à son appel, consentent à tout quitter pour le suivre – tels Simon, André, Jacques et Jean. Pour eux tous, la lumière a percé l’obscurité de la nuit, et même si l’histoire continue avec son cortège de drames et de souffrances, cette lumière éclaire d’un jour nouveau notre engagement à faire le bien et à rechercher la justice.

Nous croyons qu’il n’y va pas seulement d’une disposition morale ou d’une préoccupation humanitaire – si importantes soient-elles. Il y va aussi ou d’abord d’une fidélité à Jésus qui, de manière unique, a été affamé de justice et qui a déclaré un jour : « Heureux ceux qui ont faim et soif de justice : ils seront rassasiés. » Il y va de ce que Dieu attend et espère pour notre humanité : qu’elle soit une terre où règnent la justice et la paix. Il y va de ce que Dieu attend et espère pour notre « maison commune » : qu’elle ne soit pas livrée à la destruction mais qu’elle soit un habitat où il fasse bon vivre et où chacun puisse être respecté dans sa dignité. Mais nous devons aussi entendre, en cette Semaine pour l’unité, qu’il y va de nos communautés chrétiennes elles-mêmes, non seulement parce que nous nous rapprochons les uns des autres par le simple fait de partager une même quête de la justice, mais aussi parce que nous sommes appelés, comme communautés chrétiennes, à reconnaître les injustices que nous nous sommes infligées dans le passé, à changer ce qui doit l’être dans nos relations ecclésiales, et à rechercher enfin une plus grande justice entre nous. L’appel à changer de vie et à rechercher la justice ne doit pas simplement s’entendre comme un appel en direction du monde, c’est aussi un appel qui vaut pour nous-mêmes et pour nos communautés – et à vrai dire, c’est seulement dans la mesure où nous progresserons dans nos relations ecclésiales que notre quête de justice sera plus largement crédible pour le monde lui-même.

La lumière qui s’est levée il y a deux mille ans sur notre terre demeure notre lumière, et cette lumière c’est Jésus Christ. Elle doit briller pour tous les témoins de l’Évangile et elle doit être source de leur unité, car, comme le disait l’Apôtre aux chrétiens de Corinthe, on ne peut se satisfaire d’une situation dans laquelle certains disent appartenir à Paul, d’autres à Apollos et d’autres à Pierre : « Pensez-vous qu’on puisse diviser le Christ ? Est-ce Paul qui est mort sur la croix pour vous ? Avez-vous été baptisés au nom de Paul ? » Que nous soyons protestants ou catholiques ou orthodoxes ou membres d’autres Églises encore, laissons-nous éclairer par la lumière du Christ qui nous appelle tous à changer de vie et à apprendre la justice – pour le bien du monde et pour notre propre joie.

Michel Fédou sj