Vendredi 19 février 2021
Rm 8, 31b-39, Ps 39 (40), Jn 3, 1-8
Dimanche dernier, au petit matin, Étienne nous a quittés. Il s’en est allé avec la discrétion que nous lui connaissions. Aujourd’hui chacun et chacune d’entre nous portent et gardent comme un trésor l’empreinte particulière que la vie et la personnalité d’Étienne laissent en nos mémoires. Aussi, dans l’action de grâces, pouvons-nous nous rappeler ce qu’il fut, ce dont il a témoigné, ce qu’il nous a permis d’être et de vivre avec lui et grâce à lui.
L’heure de Dieu était venue pour Étienne de vivre ce que nous avons entendu du Psaume 39 (40): «Tu ne voulais ni offrande ni sacrifice… Tu ne demandais ni holocauste ni victime, alors j’ai dit: «voici, je viens»… Cette heure de Dieu était tout à la fois imprévue et surprenante tant, il y a un mois encore, sa bonne santé et sa vigueur semblaient défier les ans… Étienne aimait ce psaume, vivait cette parole: «voici, je viens» depuis l’heure où le Seigneur avait frappé à la porte du cœur de l’officier de la Légion étrangère qu’il était alors. Dimanche dernier, l’heure était venue pour Étienne de s’en aller à la rencontre de son Seigneur, Celui qui n’avait jamais cessé de l’aimer miséricordieusement – comme il me le disait, à la manière que nous lui connaissions, avec ces mots où il semblait s’effacer tout en parlant, avec ce sourire qui avait ses racines au plus profond d’un cœur qui n’était pas encombré de lui-même. L’heure était venue de quitter ceux et celles qu’il aimait: ses compagnons jésuites, sa famille qui lui était si chère, ses amis de la Communion des Communautés de Béthanie et de la Maison de Lazare, ceux et celles qu’il avait rencontrés, accompagnés, aimés. Le Seigneur ne lui a pas donné d’autre manière de se préparer à cette séparation qu’en vivant jusqu’au bout sa vie habituelle d’homme, de jésuite et de prêtre, dans une déprise de soi qui était désir de correspondre à ce que l’Esprit de Dieu l’appelait à être jour après jour. Oui, l’heure était venue de ce grand passage que chacun fait seul, de cet ultime pas au bord de l’existence humaine qui fait entrer dans le mystère de Dieu, de ce «voici, je viens» vécu dans la certitude que rien, pas même la mort, ne peut nous séparer de l’amour de Dieu.
Car, comme nous l’avons entendu dans l’Épître aux Romains: «qui pourra nous séparer de l’amour du Christ?… J’en ai la certitude… » dit l’apôtre Paul, «rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus notre Seigneur». Ces paroles de Paul, Étienne ne les as pas seulement lues, entendues, priées: il les a vécues. Sans méconnaître les incertitudes qui peuvent inquiéter un cœur d’homme, il ne cessait de dire – souvent silencieusement mais le silence parle à qui sait l’entendre- que rien ne peut ni ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu. Il pouvait le murmurer comme une confidence, faite en fonction de son expérience personnelle, et il la partageait de cette manière qui était tellement sienne: simple, discrète, humble tout en osant dire et redire: «N’oubliez pas l’essentiel… N’oubliez pas que Dieu est amour, qu’Il n’est qu’amour et que cet amour est à la mesure de Dieu, c’est à dire sans mesure». Certes, il savait les souffrances que certains portent sans que nul ne sache combien elles sont pesantes, les désarrois et la désespérance que certains vivent jusqu’à la perte de l’estime d’eux-mêmes, les épreuves où le sol semble se dérober sous les pieds et l’obscurité envahir le cœur et l’esprit. Il lui importait d’accueillir ceux et celles qui lui confiaient leur trop plein de malheur pour leur signifier qu’ils avaient du prix aux yeux de Dieu… un prix infini… quels qu’ils soient, quels qu’aient été leurs itinéraires car le seul grand malheur serait de désespérer de «l’amour de Dieu qui est dans le Christ notre Seigneur». Et Étienne n’a cessé d’accueillir, d’écouter, de compatir, de consoler et d’aider chacun et chacune à reprendre courage et à vivre ce qui était leur chemin comme un chemin où le Seigneur les précédait… Il savait qu’il faut avoir, un jour, soi-même désespéré de tout et de tous pour recevoir l’espérance comme une libération et une promesse, comme l’appel à exprimer à d’autres que Dieu vient rouler la pierre des tombeaux où ils se sont enfermés. Et avec ce sourire où s’exprimait sa capacité d’étonnement et d’émerveillement, Étienne invitait à s’en remettre à la bonté de Dieu, à se dégager de ce qui encombre, alourdit et distrait, à assumer ce que la vie donne ou impose de vivre dans la docilité à l’Esprit de Dieu, dans la liberté de ceux qui ont consenti à naître d’en-haut.
Alors nous n’avons nulle difficulté à imaginer Étienne venir, comme Nicodème, trouver le Seigneur de nuit et entendre du Maître: «personne, à moins de naître de l’eau et de l’Esprit, ne peut entrer dans le royaume de Dieu». La vie chrétienne n’est pas un héritage à
tenir, un programme à vivre ou un idéal à atteindre car Dieu ne s’impose pas de l’extérieur. Elle demande d’abord et avant tout de consentir à naître et à renaître, à vivre chaque moment comme aussi unique qu’une venue au monde, chaque jour comme un commencement pour aller «de commencement en commencement» (Grégoire de Nysse). Péguy disait ainsi de l’espérance: «l’espérance est chargée d’introduire partout des commencements». Étienne avait une forte conscience de cette dimension de «naissance d’en-haut» de la vie chrétienne et de la manière de la vivre: dans l’espérance née au tombeau ouvert du jour de Pâques. A travers les retraites qu’il donnait, par son souci de formation au discernement et à l’accompagnement, dans l’accueil bienveillant de ceux et celles qui s’adressaient à lui, Étienne désirait permettre aux uns et aux autres de reconnaître qu’ils étaient engendrés d’en-haut, qu’ils vivaient de ce «souffle de l’Esprit» que l’on ne peut que recevoir de Dieu et qu’il leur revenait de transmettre à d’autres l’appel à naître de l’eau et de l’Esprit. Et il savait combien il importe «de suivre l’Esprit sans jamais vouloir le précéder» (Nadal) et de témoigner du Christ dans cette liberté confiante qui n’a pas d’autre crainte que celle de ne plus pouvoir un jour confesser son origine.
Jésus dit à Nicodème: «le vent souffle où il veut: tu entends sa voix mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va». Étienne n’a cessé de nous rendre attentifs à ce vent, à ce souffle de l’Esprit qui, de la brise légère de l’Horeb au violent coup de vent du jour de Pentecôte, souffle à l’intime de nos vies et au cœur de notre histoire et nous donne de reconnaître Dieu qui passe… Oui, Dieu passe et Il a appelé Étienne à lui dire une nouvelle et ultime fois: «me voici». Il l’a appelé à naître à cette nouvelle vie qui ne finit pas… Et, parce que rien ne peut nous séparer de l’amour de Dieu, nous pouvons aujourd’hui dire à Étienne: « toi qui es né du souffle de l’Esprit, que Dieu soit ta joie et ta paix à jamais.»
François-Xavier Dumortier s.j