Messe en mémoire du Père Sesboüé

Samedi 13 novembre 2021

Qu’il me soit permis, au moment où je prends la parole, de rapporter une anecdote. J’avais déjà lu bien des pages de Bernard Sesboüé, lorsque je l’ai rencontré et lui ai parlé pour la première fois. C’était à l’abbaye des Dombes, en septembre 1986, quand j’arrivais dans le Groupe qui en porte le nom. Les coprésidents m’avaient demandé de présenter une étude sur la fonction magistérielle selon les Pères[1]. Mon exposé terminé, un éminent théologien catholique de notre assemblée me reprocha, sans agressivité certes mais non sans passion, d’avoir rangé Tertullien au nombre des Pères de l’Église, dont il me dit qu’il fut au mieux un docteur. Étais-je si dépité ou bouleversé, que Bernard me prit à part quelques instants plus tard. Je ne me souviens plus exactement des mots qu’il prononça, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’en peu de minutes, il m’a expliqué non seulement la raison de son attachement à l’enseignement des Pères, mais encore comment Tertullien, attentif à ce qu’il retenait de sa lecture de la Bible, a forgé une bonne part du vocabulaire patristique dans ce qu’il a de plus spirituel. L’entretien s’est joyeusement terminé, cela je me le rappelle bien, car Bernard avait beaucoup d’humour et savait avec pertinence en décocher les traits !

J’avais devant moi, impression qui d’ailleurs sera confortée par la suite de nos dialogues aux Dombes ou en d’autres occasions, par exemple à la radio Fréquence Protestante, ce que j’appelle volontiers un vrai théologien catholique. J’entends par-là, un théologien vigilant dans l’observation des leçons de la Tradition à laquelle il se réfère de bon gré, j’allais dire de bonne grâce, et même pour être plus exact Tradition dont il sait être un maillon ; une Tradition c’est-à-dire dont il n’est pas prisonnier mais dont il n’a de cesse de montrer les ouvertures. L’insistance, avec laquelle Bernard Sesboüé a parlé de la hiérarchie des vérités, s’inscrit, me semble-t-il, dans cette perspective. Pour dire les choses autrement, reconnaissons en lui un maître soucieux d’aiguiser la curiosité de ses étudiants et plus largement de ses auditeurs et lecteurs. S’il voulait expliquer avec les mots d’aujourd’hui la foi des chrétiens des générations précédentes, c’est qu’en théologien de l’Incarnation, il savait bien que l’on ne peut confesser Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme sans recourir aux catégories du temps où l’on se trouve, du temps oui et du monde aussi, lieu où il a pris chair pour nous aujourd’hui.

Le lien de la christologie à l’ecclésiologie, Bernard Sesboüé l’a tôt noué. Aurait-il pu s’arrêter au Christ, sans rejoindre son corps, l’Église ? À ce propos, ça a été pour lui autant une question qu’un déchirement, que la doctrine de la justification en Christ par la foi, ait été au XVIe siècle motif d’empoignades – et pas qu’en paroles ! – qui ont déchiré la chrétienté et dont les conséquences s’observent encore. Aussi, nous rappelait-il, alors que l’on allait faire mémoire de la Réformation cinq siècles auparavant, que, je cite, « nous ne devons jamais oublier que la séparation, aux conséquences si multiples, fut l’expression de la misère pécheresse de toute l’Église et de tous les partenaires de la division. L’anniversaire ne peut et ne doit être qu’une avancée nouvelle dans la voie de la réconciliation[2]. »

Réconciliation et acceptation de l’autre. Me revient ici un incident auquel Bernard a nolens volens été mêlé. Nous sommes en 2012. L’ISÉO organise son colloque annuel sur la réception du concile Vatican II, en invitant chacun à s’interroger sur ses effets pour les Églises. J’avais alors demandé à Bernard Sesboüé, de bien vouloir prononcer dans ce cadre une conférence publique, ce qu’il accepta volontiers en proposant de traiter la question « La réception de Vatican II est-elle achevée ? » Ce fut brillant. Il souligna nombre de points abordés par les pères conciliaires, ce qui n’est pas allé sans poser un problème complexe, relevait-il, comparé à Nicée qui s’en était tenu à la seule définition de la divinité du Fils, et surtout il montra comment la réception du concile manifeste assurément ses limites en soulignant comment et en quoi il doit être complété et repris. Au moment où il terminait son intervention, une horde, hommes et femmes, jeunes et plus âgés, s’est emparé de l’estrade et s’est ruée sur lui, n’hésitant guère à lui faire violence au nom de la Tradition inaliénable de l’Église, qui aurait été bafouée à Rome. Bernard a été extradé par les appariteurs de l’Institut catholique, où je l’ai bientôt rejoint dans le bureau du Doyen du Theologicum, avant que sous la protection d’un évêque il ait pu être reconduit à son domicile.

Et si la réconciliation commençait au sein même de nos Églises particulières. Nous avons tous, en effet, des contestataires de tous bords. L’œuvre théologique de Bernard Sesboüé en fin de compte m’apparaît comme une invitation pressante à réparer la robe sans couture hélas déchirée, chacun avec les aiguilles et les fils qui sont les siens et comme il le peut. À nous réconcilier, oui. Mais simultanément, et pour employer un vocabulaire cher au Groupe des Dombes, à nous convertir.

Jacques-Noël Pérès

 

 

[1] Ce texte a été publié légèrement revu quelques années plus tard : J.-N. Pérès, « L’opinion des Pères sur la fonction magistérielle du peuple de Dieu », Positions luthériennes 35/1, 1987, p. 18-31.

[2] Bernard Sesboüé, « 1517-2017 – 500 ans après Luther », Études 2016/10, p. 74.