Messe en mémoire du Père Sesboüé
Samedi 13 novembre 2021
Ephésiens 2, 4-10 ; Jean 17, 20-26
Il y aurait bien des manières d’évoquer la mémoire du P. Bernard Sesboüé : souvenirs familiaux dans la région de la Sarthe qui lui était si chère ; souvenirs de relations d’amitié qui ont été nouées au fil des ans ; souvenirs de conseils prodigués dans le cadre d’un accompagnement, sans doute aussi des paroles entendues lors d’une célébration de la réconciliation ; souvenirs de maintes formations qu’il a données çà et là, entre autres pour la Communauté apostolique Saint François Xavier. Pour un certain nombre de compagnons jésuites, ce sont les souvenirs de sa présence fraternelle en communauté ou des temps de vacances que l’on passait avec lui dans un presbytère de montagne. Beaucoup en tout cas – prêtres, religieux, laïcs – ont en mémoire ses enseignements d’une remarquable clarté, la manière à la fois exigeante et bienveillante dont il accompagnait ses étudiants, les lumières qu’il nous a procurées à travers ses nombreuses publications, sa capacité aussi à travailler avec d’autres – en particulier dans les commissions ou groupes œcuméniques dans lesquels il était si profondément engagé.
Mais sans doute les chants et les paroles de cette liturgie, qui ont été choisis à dessein, sont-ils particulièrement aptes à nous rappeler des préoccupations centrales de sa vie et de son ministère, à travers la mission de théologien qui a été la sienne.
Les textes retenus nous parlent d’abord du Christ Jésus, que ce soit à travers la méditation de Paul dans la lettre aux Ephésiens ou à travers la prière que l’évangéliste Jean met sur les lèvres de Jésus à la veille de sa mort. Bernard Sesboüé a longuement médité sur le Verbe fait chair ; dans la ligne des travaux menés à Lyon-Fourvière par Henri de Lubac, Jean Daniélou ou plus récemment Joseph Moingt, il connaissait admirablement la tradition ancienne de l’Église et le riche trésor des Pères de l’Église ; mais il suivait aussi avec la plus grande attention les évolutions de la réflexion contemporaine durant ce qu’il a appelé « les trente glorieuses de la christologie », il a eu à cœur de faire mieux connaître l’identité de Celui que la foi chrétienne confesse comme vrai homme et vrai Dieu. Il a eu le souci d’écarter des représentations erronées du salut et de remettre au premier plan le témoignage des Écritures à propos de la Passion et de la mort sur la croix, qui ne sont pas à entendre comme l’instrument dont Dieu aurait eu besoin pour satisfaire à quelque vengeance vis-à-vis de l’humanité pécheresse, mais comme l’expression inouïe de la bonté de Dieu aimant cette humanité jusqu’à consentir à l’offrande de la Croix pour la vie du monde.
C’est « par grâce », disait Paul, « que vous êtes sauvés, et par le moyen de la foi. Cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu ». Bernard Sesboüé a fortement rappelé cet enseignement paulinien, jusqu’à en faire le titre d’un ouvrage : Sauvés par la grâce. Sans doute cette insistance s’éclaire-t-elle entre autres par sa longue fréquentation de la théologie protestante à la faveur de ses engagements œcuméniques. Certes, Bernard rappelait inséparablement la part de la liberté humaine ; mais il soulignait que les œuvres de l’être humain ne devaient pas être présentées comme condition du salut, et que c’est bien plutôt le salut gratuitement offert par Dieu qui, libérant la créature de son péché, lui donnait d’accomplir des œuvres bonnes – selon ce mot de Paul dans la lettre aux Éphésiens : Dieu « nous a créés dans le Christ Jésus, en vue de la réalisation d’œuvres bonnes qu’il a préparées d’avance pour que nous les pratiquions ».
Or vivre de l’Évangile, pour les baptisés, cela ne peut se faire qu’en Église. Comme Karl Rahner qu’il a bien connu à la faveur de plusieurs mois passés à Munich, Bernard Sesboüé a eu à cœur d’unir à une intelligence rigoureuse de la foi une attention constante aux questions les plus concrètes de la vie ecclésiale. S’il a tant médité sur le Christ, sur le Dieu de Jésus-Christ, sur le Dieu un et trine dont les Pères de l’Église lui avaient appris à mieux connaître le mystère, cette méditation était pour lui inséparable d’une réflexion sur la communauté chrétienne puisque c’est elle qui a mission, dans le temps et l’espace, de rendre témoignage à la Bonne Nouvelle de l’Évangile. Il a longuement réfléchi sur la tradition à travers laquelle le message évangélique se transmet de génération en génération. Il a beaucoup contribué à faire connaître et goûter les sacrements de l’Église, s’efforçant de les présenter comme « crédibles et désirables », – et cela jusque dans les toutes dernières années de sa vie, ainsi qu’en témoigne son ultime livre Comprendre l’eucharistie. Il a été aussi lucide sur les déviations ou dérives qui menaçaient l’Église, et il a œuvré courageusement pour que cette Église donne le témoignage d’une plus grande fidélité au message du Nouveau Testament ainsi qu’à l’enseignement de Vatican II – plaidant pour que les conférences épiscopales jouent pleinement le rôle qui doit être le leur, exhortant à reconnaître le statut des services ou ministères assurés par des laïcs chargés de mission, et contribuant de toutes ses forces aux avancées du dialogue œcuménique car il y allait à ses yeux de la volonté même du Christ telle qu’elle s’était exprimée dans sa prière au soir de la Cène : « Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi. Qu’ils soient un en nous, eux aussi, pour que le monde croie que tu m’as envoyé. »
Les ministères de Bernard Sesboüé, et tout spécialement celui qu’il a exercé à travers sa mission de théologien, ont été d’un bout à l’autre marqués par son amour du Christ et son attachement à l’Église. Sans doute avait-il une dette particulière envers le P. Léonce de Grandmaison (lui aussi originaire de la Sarthe !), en qui s’unissaient également l’amour du Seigneur et l’attachement à l’Église. Mais il a été aussi très marqué par la figure du P. Yves de Montcheuil, arrêté en 1944 dans le massif du Vercors et fusillé à Grenoble. Dans le beau livre qu’il lui a consacré, Bernard Sesboüé a cité ces lignes qu’Yves de Montcheuil avait écrites au début de la guerre, dans une lettre du 3 juillet 1940 : « Nous aurons peut-être l’occasion de savoir ce que c’est que risquer pour assurer la liberté de la parole de Dieu. Ce sera le moment de prouver que tout ce que nous avons dit avant guerre était autre chose que le bavardage stérile de gens en sécurité[1]. » Fort de ce témoignage, Bernard Sesboüé était sûrement conscient du sérieux et de la gravité du ministère qu’il devait lui-même exercer. Œuvrer à l’intelligence de la foi, ce devait être pour lui tout autre chose que de se livrer à un « bavardage stérile de gens en sécurité » ; c’était prendre l’engagement d’être à son tour témoin du Dieu de Jésus-Christ dans l’Église de notre temps.
Cet engagement, il l’a tenu jusqu’au bout, jusque dans les dernières années de sa vie, jusqu’en ces derniers mois où il ne pouvait plus écrire, où la parole lui devenait plus difficile, et où s’approchait le jour du passage définitif – le jour où il achèverait de remettre toute sa mémoire, toute son intelligence et toute sa volonté à son Créateur et Seigneur.
Ce jour est advenu et nous en faisons mémoire aujourd’hui, dans une profonde action de grâces pour ce que nous avons reçu à travers la vie et le ministère de Bernard Sesboüé, et dans l’espérance qu’il a tant contribué à nous transmettre – celle de la Résurrection et de la vie à jamais victorieuse de la mort.
Michel Fédou sj
[1] Lettre d’Yves de Montcheuil à Henri de Lubac, citée par B. Sesboüé, Yves de Montcheuil (1900-1944) précurseur en théologie, Cerf, Paris, 2006, p. 82.