Mercredi 17 février 2021 – Cendres

Ce que tu fais, fais-le en secret… Nous venons d’entendre Jésus répéter ceci. On perçoit facilement quel est le danger qui dicte cette insistance à Jésus, mais on risque de passer à côté d’une évidence. Le danger facile à repérer, c’est celui de l’hypocrisie. Il est réel ! Nous désirons passionnément avoir l’air de quelque chose aux yeux des autres. Le piège peut d’ailleurs être plus subtil : sculpter notre propre statue à nos propres yeux, nous auto-justifier en nous rassurant nous-mêmes.

Mais, à nous concentrer sur ce piège, nous pourrions manquer ce qui relève de l’évidence : si Jésus insiste pour que tout soit en secret, c’est parce que ces pratiques de l’aumône, de la prière et du jeûne, impliquent notre corps. Tout cela est visible par nature, car c’est incarné, corporel. L’aumône suppose une main qui s’avance vers une autre ; le jeûne, c’est une évidence, implique notre chair ; quant à la prière, lorsque Jésus demande de la vivre en secret, il ne veut pas dire qu’elle serait une opération purement mentale, mais qu’elle doit se faire dans une pièce retirée, en ayant fermé la porte.

Cette invitation à nous engager « corps et âme » nous conduit au cœur du mystère pascal, auquel le Carême nous prépare. Jésus a été arrêté, flagellé, déshabillé, crucifié… c’est son corps qui est concerné de bout en bout. C’est encore de lui qu’il s’agit au matin de Pâques : ce corps manque, parce qu’il est entré dans la vie de Dieu ; la résurrection de Jésus implique sa chair, son humanité tout entière.

Entrer dans le Carême, nous mettre dans la perspective de Pâques, c’est donc engager notre corps, et non pas seulement remuer quelques idées spirituelles ou entretenir de sages pensées.

C’est peut-être pour cela que l’aumône est le premier chemin mentionné par cet évangile. Ce terme peut être questionné car il paraît supposer une relation de supériorité. Pourtant, l’aumône recèle une vérité profonde. Cette vérité est exprimée par Jésus qui ne met pas en valeur une transmission d’argent, mais un geste de la main (littéralement : que ta gauche ignore ce que fait ta droite). Nous voici invités à nous approcher du corps des pauvres. Nous voici conviés à regarder en face l’œuvre de la faim, de la soif, du manque de logement ou de soins. Les plus pauvres nous ramènent à la réalité du corps souffrant, abîmé, parfois martyrisé. L’aumône nous invite, non pas tant à nous délester de l’inutile, qu’à entrer dans ce qui compte vraiment : mettre notre main dans la main des plus pauvres, et demander la grâce de ne plus la lâcher.

C’est de cette manière que notre jeûne n’aura rien d’artificiel. Nous nous sommes habitués à parler de jeûne pour toutes sortes de privations, mais le jeûne ne devrait à aucun prix être désincarné. Le jeûne nous fait entrer en communion avec ceux qui souffrent et qui ont faim, en communion avec le Christ crucifié, ressuscité, présent dans la chair des pauvres… Cette communion nous donne d’apprendre, apprendre dans notre chair, apprendre la faim de la justice de Dieu et la soif de sa miséricorde. C’est main dans la main avec les pauvres que nous apprendrons cette faim et cette soif.

Et c’est encore en prenant la main des pauvres que nous apprendrons à prier comme Jésus. La semaine sainte nous fera entendre la seule prière de Jésus qui nous soit racontée en détails : celle de Gethsémani. C’est l’heure de l’angoisse, l’heure de la trahison, de l’exclusion et du mépris, c’est l’heure de la grande pauvreté. À Gethsémani Jésus part dans un jardin, il marche, il va et vient, tombe à genoux, il se prosterne, il transpire : il prie de tout son corps. Accompagnons-le. Prions en marchant, en découvrant le Christ présent dans la création, dans l’humanité, dans ceux et celles qui nous tendent la main. Prions à genoux, dans un acte d’offrande de toute notre personne, « corps et âme ». Prions debout, déjà marqués en notre chair par la présence du Christ ressuscité, relevé d’entre les morts. Prions assis, dans un acte d’écoute et de confiance plus grande que toute inquiétude.

Chers amis, je nous souhaite un Carême spirituel – c’est-à-dire un Carême corporel, incarné. Entrons dans la Pâque du Christ qui nous emporte tout entiers. Dans cette quarantaine qui nous y prépare, aux côtés de ceux et celles qui ont faim et soif de la résurrection, que la Pâque saisisse notre corps et tout notre être. Amen.

P. F. Audinet