Les radicalismes religieux dans la société

Méditations de Carême 2019
Mardi 2 avril mars – Méditation 4

Sœur Geneviève Comeau, xavière
Théologienne au Centre Sèvres

 

Nous entendons beaucoup depuis quelque temps les mots « radicalisme » et « radicalisation ». « Des jeunes se radicalisent », « des jeunes musulmans basculent dans le radicalisme »… Désamorcer l’islam radical, était le titre d’un livre de Dounia Bouzar, cette anthropologue musulmane qui lutte avec énergie contre la radicalisation des jeunes. Détresse des familles qui ne comprennent pas ce qui arrive à leurs adolescents, que rien ne semblait pourtant devoir conduire à cette radicalisation. Questions que beaucoup de gens se posent : pourquoi une telle violence ? une telle « rupture de ban » avec le reste de la société ? Faut-il en rendre responsable la religion ? Par quels obscurs cheminements la religion, censée relier les humains entre eux et avec Dieu, serait-elle devenue source de terreur et de fanatisme ? Certes, les formes de radicalités religieuses que nous connaissons aujourd’hui proviennent aussi de crispations identitaires, de revendications sociales, etc. ; elles sont également instrumentalisées par les pouvoirs politiques. Pourtant tout cela ne suffit pas pour dé-douaner les religions de ces tendances radicales : les religions sont tout à la fois le problème et la solution, le poison et l’antidote !

 

Regardons un peu le livre de Dounia Bouzar que je viens d’évoquer. Dans le mot « radicalisme », il y a « radical », qui renvoie à « racine ». Etre radical, c’est revenir à la racine. Toute la question est de savoir ce qu’on entend par « racine », et comment s’effectue ce « retour aux racines ». Dounia Bouzar dénonce le « mythe du retour à la tradition », dont se targue les mouvements islamistes radicaux. Je la cite : « La subtilité et la force des mouvements radicaux consistent à persuader musulmans et non-musulmans qu’ils ne font que revenir à la source de l’islam. Leurs membres se présentent comme de simples “littéralistes”, prônant la lecture “à la lettre” du texte. Leur autorité et leur légitimité reposent sur leur prétention à être “fidèles au vrai islam” (…) Ces mouvements se développent d’autant plus dans les sociétés sécularisées et occidentalisées que ces dernières ne sont pas outillées pour différencier ce qui relève de l’islam, de ce qui relève de son instrumentalisation ou d’un endoctrinement.» Les recruteurs jouent sur cette ignorance, et font miroiter l’idéal d’un retour à la pureté des origines.

Un tel retour à la pureté des origines se vit alors dans la rupture avec la société en général et la famille en particulier, qui ne sont pas « pures ». Selon Dounia Bouzar, l’islamisme radical qui émerge aujourd’hui est plus une dérive sectaire de l’islam, qu’un authentique retour aux origines. La sociologue a étudié la rupture par rapport à la famille  comme le signe que quelqu’un entre « en radicalité » (comme dans une secte). Il s’agit pour elle du basculement dans un groupe sectaire totalitaire.

« Ceux qui deviennent radicaux cherchent, dit-elle, une expérience personnelle forte, après avoir accumulé diverses déceptions au cours de leur vie passée. (…) Ils créent par le biais du religieux une frontière symbolique avec la société profane dont ils souhaitent se protéger. (…) En plus du vêtement et du rituel rendu public, certains ont besoin de purifier l’air dans lequel ils marchent en murmurant des versets coraniques ».

L’analyse de Dounia Bouzar ne peut pas suffire à rendre compte des phénomènes de radicalisation. Nous vivons en effet dans une société très complexe, et avons besoin de croiser plusieurs regards. Mais nous pouvons retenir plusieurs points importants de son analyse :

– un retour aux origines qui va de pair avec une lecture littérale des textes fondateurs

– et un comportement sectaire qui oppose le « nous » du groupe, aux autres, considérés comme impurs, mauvais. De fait, le salafisme est marqué par cette vision binaire du monde.

 

Mais le radicalisme ne concerne pas seulement le monde musulman ! On dit par exemple que tel mouvement social se radicalise. C’est-à-dire : ce mouvement ne croit plus à la possibilité de dialoguer avec d’autres courants de la société, il ne voit plus comme possibilité que l’affrontement. On retrouve là quelque chose de la vision binaire Nous / Eux.

 

Pour ce qui concerne les phénomènes religieux dits « radicaux », revenons à la question du retour aux racines, aux origines, et donc à la manière de lire les textes fondateurs. Faut-il les lire et les vivre « à la lettre » ? Qu’est-ce que cela veut dire ? La question ne concerne pas seulement l’islam !

Dans la plupart des Eglises chrétiennes (à l’exception sans doute des Eglises pentecôtistes), la Bible demande à être interprétée pour être reçue correctement. « La Sainte Ecriture doit être lue et interprétée à la lumière du même Esprit qui la fit rédiger », dit le Concile Vatican II[1]. La Bible est Parole de Dieu ET parole de l’homme (inséparablement, sans qu’on puisse dire : tel verset est de Dieu, tel de l’homme). Sa mise par écrit est le fruit d’une histoire, de relectures successives ; son interprétation ne cesse de grandir grâce à la créativité des membres de l’Eglise. Cela nous aide à vivre un retour réflexif sur nous-mêmes, une possible démarche auto-critique, un réajustement de notre relation aux autres – bref des anti-dotes au radicalisme !

Ainsi l’AT comporte, entre autres, des récits de guerre et de conquête. Comment les interpréter ? Les tenants de la critique historique se demandent si les événements se sont bien passés tels qu’ils sont relatés… La question est légitime mais, quoi qu’il en soit, il se trouve que ces textes ont été mis dans le Canon : pourquoi ? qu’est-ce qu’ils sont censés nous apprendre ? Telles sont les questions à se poser.

 

Quant au NT, il nous offre quatre Evangiles, « selon » Mt, Mc, Luc et Jean ; aucun d’eux n’est « L’Evangile de Jésus ». Jésus n’a rien écrit, nous n’avons pas d’accès immédiat à sa parole, si ce n’est par les communautés chrétiennes, qui ont mis par écrit sa vie et sa parole. C’est en resituant les Evangiles dans leur contexte que nous pourrons mieux entendre, pour aujourd’hui, quel est l’appel radical que Jésus nous adresse.

 

Passons maintenant au deuxième élément que nous avons repéré comme pouvant conduire au radicalisme : l’opposition binaire entre Nous et Eux. Cette opposition peut être vécue de diverses façons, qui vont de « l’entre soi » apparemment inoffensif (on reste entre personnes d’un même milieu), à la violence contre ceux à qui on dénie le droit d’exister. Le combat contre cette opposition prend différentes formes : l’éducation au respect de l’autre dès l’enfance ; le refus de réduire les gens à une composante de leur identité (groupe ethnique, religion…) ; le goût de la rencontre de l’autre différent ; l’audace de l’hospitalité imprévue ; la capacité de prendre du recul au moment d’un conflit ; l’intérêt porté à tout ce qui fait notre « commune humanité ».

J’évoque dans ce sens ce que nous a dit Mgr Jean-Paul Vesco, racontant la béatification des dix-neuf martyrs d’Algérie, et disant combien cet événement avait été vécu de façon positive par les Algériens eux-mêmes qui étaient venus à la célébration (officiels, imams, soufis…). Comme l’écrivait Etienne Grieu dans son Edito :

« L’expérience peut-être la plus frappante est de se retrouver, comme cela lui est arrivé le jour même de la cérémonie de béatification, à côté de personnes d’horizons très différents, qui sont là au titre de leurs fonctions, et de sentir qu’au plus profond, quelque chose nous tient en grande proximité. Comme si tous les habillages et les appareillages, pourtant utiles pour entrer en relation, étaient à ce moment-là tout à fait superflus. Peut-être parce que devient sensible ce qui peut nous réunir, cette capacité à recevoir l’autre avec bonheur et à se laisser inviter chez lui, en réponse à un appel qui nous dépasse tous mais se fait entendre avec clarté. Dans ces moments-là, les retrouvailles de toute l’humanité par-delà tout ce qui la sépare et la déchire, semblent être à portée de main : la fraternité est si simple, comment ne pas y consentir ? »

Au-delà de ces moments de grâce, demeure le labeur quotidien de l’accueil de l’autre avec un a priori de bienveillance.

 

Regardons plus précisément les ressources que nous offre la foi chrétienne : elle ne divise pas le monde en bons et en méchants, en « Nous » et en « Eux ». Le Concile Vatican II nous a d’ailleurs invités à ne pas voir le monde ainsi, puisqu’il a encouragé l’œcuménisme et les rencontres interreligieuses.

La parabole du bon grain et de l’ivraie (Mt 13, 24-43) est très importante : ivraie et bon grain sont mêlés, jusqu’à la fin du monde. Pour le dire de manière (trop) simple : Les méchants ne sont pas que méchants (Zachée…), les bons ne sont pas que bons (comportement médiocre des disciples)… Les personnes ne peuvent pas être rangées dans des catégories : justes / pécheurs. Au contraire, le christianisme nous invite à prêter une grande attention à la complexité des personnes. En outre les Evangiles synoptiques insistent sur l’amour des ennemis : cf. le Sermon sur la montagne : Matthieu 5,44-45 : « Moi je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour vos persécuteurs, afin de devenir fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes. » Parallèle dans Luc, Sermon dans la plaine : Luc 6, 35 : « Aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien attendre en retour. Votre récompense alors sera grande, et vous serez les fils du Très Haut, car il est bon, Lui, pour les ingrats et les méchants. »

Pour beaucoup de gens, l’amour des ennemis est la caractéristique de l’éthique chrétienne. A ne pas entendre au sens d’un sentiment, mais d’une conduite, une manière de se comporter, qui implique de ne pas rendre le mal pour le mal, mais de faire du bien à ceux qui nous font du mal.

Selon la tradition biblique, tout être humain est créé à l’image de Dieu. Cette dimension « créationnelle », « par-delà tout ce qui nous sépare et nous déchire », comme disait Etienne Grieu, nous invite à considérer chacun d’abord comme un être humain créé à l’image de Dieu comme moi, avant d’y voir un chrétien, un musulman, un bouddhiste, un patron, un « gilet jaune », un étranger… C’est dans cette considération que se fonde le respect de l’autre – antidote à l’opposition binaire entre Eux et Nous.

Une autre ressource qu’offre la tradition biblique, est la lutte contre l’idolâtrie. Les idoles aujourd’hui ne sont pas nécessairement des pierres taillées ou des statues de bois : En effet tuer quelqu’un au nom de Dieu, c’est idolâtrer une certaine lecture des textes fondateurs qu’on pense être la seule, c’est confondre Dieu avec ce qu’on en a compris. Respecter Dieu, en revanche, c’est accepter qu’Il soit toujours plus grand que la vérité dans laquelle je cherche à l’enfermer.

S’exercer à avoir une saine distance vis-à-vis de nos représentations et de nos jugements, c’est en même temps s’exercer à vivre dans une société plurielle. C’est tenter de casser la logique des ghettos et de l’ « entre-soi ». Des chrétiens s’y essaient, appuyés sur les ressources que nous venons de voir ; ils ne sont pas seuls – heureusement.

 

Mais il nous faut regarder aussi ce « désir d’expérience personnelle forte » qui habite les jeunes, dont parlait Dounia Bouzar. Cette exigence de radicalité qui habite plusieurs jeunes, qui ne veulent pas se contenter d’une petite vie confortable, marquée au sceau de la société de consommation. Ils peuvent de fait se tourner vers l’islamisme radical, ou vers des formes de vie communautaire chrétienne qui ne vont pas nécessairement respecter leur liberté… qui vont dans un premier temps répondre à leur soif d’absolu, mais ensuite aliéner leur personnalité.

Faudrait-il donc renoncer à toute radicalité ? Pourtant l’Evangile est radical, l’appel de Jésus est radical : « Viens, suis-moi ». Et François d’Assise, un saint très aimé et très populaire, n’était-il pas un homme qui voulait vivre la radicalité de l’Evangile ? Ne s’est-il pas dépouillé de tous ses biens, pour suivre l’appel du Seigneur ? Mais il y a quelque chose de très original dans la pauvreté de François d’Assise. D’abord, il n’en a jamais tiré prétexte pour faire la leçon aux autres, aux gens d’Eglise qui vivaient selon un autre style de vie. Ensuite, dit le franciscain Eloi Leclerc, si François attache une telle importance à la pauvreté vécue à la suite du Christ, c’est parce qu’elle lui apparaît comme la voie royale qui mène à la fraternité et à la communion avec tous les êtres. Comme l’évêque d’Assise s’inquiétait du dépouillement de François et de ses frères, François lui a répondu : « Si nous avions des biens, il nous faudrait des armes pour nous défendre. » On entend là que ce qui prime pour François, c’est la relation humaine. La pauvreté est au service d’une certaine qualité des relations, au service de la fraternité universelle. Rien n’est plus éloigné de l’esprit de François que l’opposition binaire Nous / Eux.

Prendre l’Evangile au sérieux et le vivre radicalement, ne l’a pas conduit au radicalisme, mais à la fraternité avec tous. En fait, si je reprends le mot « racine » qui se trouve dans « radicalité », je dirai que vivre la radicalité évangélique, c’est mettre Jésus Christ à la racine de notre vie et de nos choix.

 

Lors du Synode de cet automne sur « Les jeunes, la foi et le discernement des vocations », on a évoqué l’exigence de radicalité de beaucoup de jeunes. Et la nécessité de leur fournir un accompagnement spécifique et progressif, pour que leur soif d’absolu ne se fourvoie pas dans des impasses, mais puisse s’orienter vers le don généreux de leur vie à Dieu et au prochain… dans « la quête de la racine sans laquelle il n’est ni croissance ni floraison. [2]»

 

Pour terminer, écoutons ensemble l’hymne « Puisqu’il est avec nous ». Dans le film « Des hommes et des dieux », cette hymne est chantée par les moines de Tibhirine, qui ont vécu la suite du Christ de mani

[1] Dei Verbum n°12

[2] B.Cadoré, Avec Lui, écouter l’envers du monde, Cerf, 2018, p.87)