Homélie 25ème dimanche du Temps Ordinaire – Mc 9, 30-37 « Quiconque accueille en mon nom un enfant comme celui-ci, c’est moi qu’il accueille. »
L’homme était totalement paniqué. Le visage anxieux et la chemise déchirée, il sortait en courant d’une cité du 20e arrondissement. Etienne Grieux et moi-même nous apprêtions à y pénétrer. Le jeune homme était photographe professionnel. Il voulait réaliser un reportage dans ce pâté de maisons, l’un des quartiers les plus défavorisés de Paris. En un rien de temps, il s’était retrouvé dépouillé de son matériel photographique coûteux et on lui avait violemment fait comprendre qu’il valait mieux sortir de là aussi rapidement que possible. Le photographe nous incitait de faire demi-tour nous aussi.
Etienne et moi nous nous sommes regardés ? Que faire ? La réponse était évidente. Comme tous les samedis, nous franchissions le grand portail et nous nous installions sur le trottoir. En tant que jésuites en formation, nous animions tous les samedis une bibliothèque de rue pour ATD Quart Monde à cet endroit. Nous étalions quelques couvertures pour y déposer les livres et le matériel de dessin. Très vite, nous étions entourés de jeunes enfants. Ils étaient heureux que nous leur apportions un peu d’attention et une distraction éducative.
J’y suis allé pendant deux ans. Je n’y ai jamais rencontré aucune agression. Pourtant, la violence semblait ancrée dans les murs. Nous venions là uniquement pour donner du temps et de l’attention à ces enfants. Les adultes le savaient et en étaient reconnaissants. Ce que nous faisions était respecté, comme s’il y avait quelque chose de sacré dans cet engagement désintéressé envers ces pauvres enfants.
Cela s’est passé il y a plus de 30 ans. Je ne pense pas qu’aujourd’hui ce serait différent.
Dans la lecture de l’évangile, nous avons entendu comment Jésus s’identifie à un tel petit enfant : Quiconque accueille en mon nom un enfant comme celui-ci, c’est moi qu’il accueille. Immédiatement après, Jésus ajoute : Celui qui m’accueille, ce n’est pas moi qu’il accueille,
mais Celui qui m’a envoyé. Jésus identifie ainsi ce petit enfant à Dieu le Père lui-même, au Créateur, origine et moteur de notre vie.
Accueillir un enfant au nom de Jésus : qu’est-ce que cela signifie ?
Il est important de comprendre que la position sociale d’un enfant à l’époque de Jésus était totalement différente de celle d’aujourd’hui. À cette époque, les enfants n’étaient guère valorisés socialement. Ils avaient peu, voire aucun droit. De plus, à l’époque comme aujourd’hui, un enfant symbolisait la dépendance totale et la vulnérabilité. Un enfant ne peut pas vivre sans l’aide d’adultes.
Dans le texte grec, cette image d’impuissance est renforcée par l’utilisation du verbe déchomai (δέχομαι). En français, cela se traduit par accueillir. Déchomai implique d’accepter complètement la personne telle qu’elle est et de s’occuper réellement de ses besoins concrets.
Combiné au symbolisme de l’enfant, c’est une image bien particulière de Dieu que Jésus dépeint ici. Dans ces versets, il n’est pas question d’un Dieu fort et tout-puissant. Jésus nous enseigne ici que Dieu a besoin des gens. Comme un enfant démuni, il ne peut se passer de notre attention et de notre aide. Il a besoin de nous pour être Dieu dans notre monde.
Par extension, bien sûr, cette préoccupation ne s’applique pas seulement aux enfants, mais à tous les êtres humains. Jésus le dit aussi explicitement dans ce verset de l’Évangile : Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous.
Ces paroles de Jésus sur l’accueil de Dieu et l’attention à lui porter comme à un enfant me rappellent fortement Etty Hillesum. Certains d’entre vous connaissent peut-être son journal, Une vie bouleversée. Etty était une jeune femme juive assassinée à Auschwitz. Elle vivait à Amsterdam, près de la maison jésuite où je réside moi-même. Pendant la guerre, elle a découvert l’Évangile. La vie des Juifs à Amsterdam devenait de plus en plus impossible.
Etty se rendait bien compte que les choses risquaient de mal se terminer pour elle aussi. La découverte de l’Évangile lui a fait parcourir un chemin intérieur impressionnant.
Elle a eu plusieurs occasions de s’enfuir aux États-Unis. Pourtant, elle a choisi de rester et de s’engager activement auprès de ses coreligionnaires terrifiés. Pour Etty Hillesum, c’était la conséquence logique de sa foi en Dieu. Cela lui a donné une paix intérieure et une force hors du commun. Je la laisse parler d’elle-même.
Je t’aiderai, mon Dieu, afin que tu ne craques pas en moi, mais je ne peux me porter garante de rien à l’avance. Mais une chose devient de plus en plus claire pour moi : … que Tu ne peux pas nous aider, mais que nous devons t’aider et que nous devons défendre jusqu’au bout la demeure en nous où Tu habites.
Dieu a besoin de notre aide pour être Dieu. A chacun de déterminer ce que cela signifie concrètement pour lui.
N. Sintobin, sj