Homélie du dimanche 17.11.24 | 33e dimanche du Temps Ordinaire – Année B
Dn 12,1-3 | Ps 15 (16), 5.8, 9-10, 11 | He 10,11-14.18 | Mc 13,24-32

A l’écoute de la Parole de Dieu et de l’œuvre d’Arcabas : « Petite suite noir et or »

 

Chers frères et sœurs,

« En ces jours-là, après une grande détresse, le soleil s’obscurcira. » La parole de l’évangile résonne en cette 8e Journée mondiale des Pauvres où nous serons appelés à nous rendre solidaires du Secours catholique par l’offrande de ce dimanche. L’évangile de saint Marc nous dépeint une fresque apocalyptique : le ciel s’obscurcit et les étoiles tombent du ciel. « Apocalypse now », l’effroyable perspective d’une fin du monde décrite comme l’effondrement du cosmos.

Si « l’apocalypse » désigne dans le langage courant les catastrophes annonçant la fin du monde, dans le langage biblique, « apocalypse » revêt avant tout le sens de dévoilement, de révélation : c’est après le déchaînement des forces cosmiques que l’on verra venir le Fils de l’homme. Il y a donc un « après » à la violence qui se déchaîne, un avenir possible quand tout semblait finir. L’appel de Jésus à orienter son regard sur la tendresse des feuilles de figuier quand renaît le printemps, nous mène par-delà l’effroi vers une vie nouvelle. D’une vision cosmique qui sème l’horreur, Jésus nous appelle à fixer notre attention sur les délicatesses de la vie. C’est un peu comme s’il fallait apprendre à écouter la brise légère par-delà le vacarme de la tempête.

Mon ministère me mène trois mois par année dans le Sud Kivu, à l’est de la République démocratique du Congo, du côté de Bukavu, à la frontière douloureuse avec le Rwanda. Pour les confrères qui m’y accueillent, le Congo ressemble à un chaos plus ou moins organisé. Si l’on pose un regard global sur ce pays ou par exemple simplement sur la prison centrale de Bukavu, alors on voit le soleil s’obscurcir et les étoiles tomber du ciel : construite pour 500 détenus, l’établissement vétuste construit par les Belges en 1927 voit aujourd’hui s’entasser 2400 prisonniers. Ils dorment à 300 dans des cellules prévues pour 50 et sont contraints de se coucher en quinconce, l’un contre l’autre, tête contre pieds. Apocalypse now ! Mais dans cette même prison, une communauté chrétienne s’épanouit. Lors de la veillée pascale, 14 détenus ont reçu le baptême. Et celui qui était le chef rebelle d’un groupe armé choisit comme apostolat d’aider à la douche les prisonniers malades de la peau (mpox), y compris ceux des clans adverses. Le geste du lavement des pieds est revécu au cœur de la prison et j’y reconnais les feuilles tendres du figuier, la présence du Fils de l’homme à l’œuvre dans le chaos de nos vies. L’Apocalypse devient alors le dévoilement d’une espérance nouvelle.

On comprend bien que dans la Bible, le langage apocalyptique se déploie dans les temps de crise, tout comme le langage prophétique d’ailleurs, quand le rituel ne suffit plus pour se mettre en lien avec l’au-delà, quand les repères sont brouillés parce que le peuple Israël endure l’épreuve de l’exil et que le Temple de Jérusalem et son institution religieuse ne sont plus là pour rassurer. De même dans l’évangile de ce dimanche : nous sommes à la veille de la Passion, quand le Messie enfin reconnu sera traité comme un roi bafoué, rejeté et crucifié comme un malfaiteur.

Le langage artistique qui se nourrit des visions apocalyptiques nous mène plus loin que l’affirmation de notre foi, car il nous donne rendez-vous avec l’indicible, là où les mots sont encore trop fragiles ou bien là aussi où tout simplement il n’y a pas encore de mots pour le dire. Dans la « Petite suite noir et or » d’Arcabas, il y a le noir du soleil qui s’obscurcit et des étoiles qui tombent, mais il y a l’or, chaque fois que nos nuits sont visitées par une présence qui transfigure de la misère en lumière. Noir et or, l’une inséparable de l’autre, comme la Croix du Christ peinte par Arcabas. Si nous regardons les bras du gisant cloués au bois dans l’obscurité du Vendredi Saint, nous nous laisserons surprendre par une vision emplie d’or : ses mains et ses bras en mouvement de résurrection. Noir et or, les deux couleurs indissociables d’un itinéraire de vie qu’il convient d’appréhender dans un agenouillement intérieur. « Petite suite noir et or » Vous le voyez bien, son titre ne décrit pas la taille des tableaux, mais la posture d’humilité à laquelle l’artiste convie secrètement qui veut entrer dans le mystère noir et or de sa propre existence.

Le Golgotha est situé à l’extérieur de Jérusalem, comme sur le tableau d’Arcabas. Jérusalem, c’est la ville sainte, symbole de l’humanité appelée de toute éternité à la paix et pourtant ravagée par les conflits. Ici, ses remparts se dressent avec des couleurs vives et chaleureuses, ils ne sont pas des murailles qui séparent, mais ressembleraient plutôt à une clôture de lumière, celle qui prend soin de l’intériorité. D’ailleurs l’architecture de la ville rappelle à dessein celle de la Grande Chartreuse : une communion de solitudes consacrées au service d’une fraternité plus universelle. De même, le Christ est le grand-prêtre qu’il nous fallait, celui dont nous parle la Lettre aux Hébreux. Il n’accomplit pas les sacrifices rituels dans un lieu sacré séparé du peuple, mais il offre un unique sacrifice pour l’humanité entière, lui qui n’a pas honte d’être appelé notre frère. Lorsqu’il se fit nuit en plein jour, à l’heure de la mort du Christ en Croix, le voile du Temple s’est déchiré, comme le ciel au jour du baptême de Jésus : Dieu n’est pas dans un ailleurs, Il est au milieu de nous.

La « Petite suite noir et or » est composée de tableaux figuratifs, mais aussi non-figuratifs, car la parole humaine ne peut saisir le tout du mystère. Sur la gauche est évoquée la Genèse, justement quand l’or de la lumière vient à la rencontre de l’obscurité, quand le chaos devient jour après jour une création qui s’élabore, souvent dans l’épreuve comme le violet nous le laisse entendre. Le trident me rappelle à la fois la mission de l’homme de travailler la terre de son humanité et la présence trinitaire qui nous bénit par la Croix du Christ, au cœur du tableau.

La centralité de la Croix du Christ est confessée dans le second tableau. On dirait d’ailleurs que son arrière-fond ressemble à l’entrée d’une caverne, ou d’un tombeau de pierre. La Croix serait-elle ici représentée comme la pierre roulée du tombeau au matin du troisième jour ? Quoi qu’il en soit, le bandeau qui porte et supporte ce second tableau nous livre une clef herméneutique pour comprendre toute l’œuvre : un visage est tourné vers l’occident, là où le soleil se meurt. Ce visage pourrait se laisser assombrir par le cheval de la mort et la roue de char qui semble l’y pousser. Mais voici qu’une main bénit ce visage humain et que les couleurs de l’arc-en-ciel, en mémoire de l’alliance indéfectible tissée entre Dieu et l’humanité aux temps de Noé, semble offrir une nouvelle lumière à la scène. Même la roue du char et le cheval en deviennent parés de tâches dorées ou de reflets de orangers. Oui, Arcabas est résolument le peintre de la Résurrection : la mort est revisitée par la vie. Dans le tableau suivant, les multiples croix de lumière dessinent comme une échelle reliant le ciel à une terre appelée à apprivoiser l’or de sa dignité inaliénable, et pourtant si souvent bafouée.

Le tableau central opère un renversement fondamental. En arrière-fond est mise en valeur comme une pierre d’angle rappelant l’émerveillement du psalmiste : « La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle : c’est là l’œuvre du Seigneur, la merveille devant nos yeux. » (Ps 117,22-23) Sur le devant de la scène, deux demi-lunes qui se touchent en signe d’alliance semblent dessiner un siège royal, celui du Messie qui sera rejeté après être passé devant le siège du gourverneur Ponce Pilate. Jésus lui dira : « Ma royauté n’est pas de ce monde. » (Jn 18,36) Le losange à droite du siège royal ouvre une fenêtre vers l’invisible, vers ce nouveau royaume dont le bleu nous décrit qu’il est céleste. Le passage de l’un vers l’autre ? il traverse la Passion et la Mort comme l’indiquent les taches de sang, les mêmes que l’on peut retrouver dans « le Christ aux outrages » à l’église de saint Hugues. Ce passage est accompagné par le Souffle, celui que nous recevons avec l’eau vive qui fait de nous des enfants du Père. Ce Souffle au sein duquel une forme semblable à celle d’un fœtus semble indique notre vocation à renaître d’en haut, une vocation qui rencontre nécessairement le violet de l’épreuve.

Oui, le Christ est avec nous. Que sa présence illumine nos nuits et que nos croix deviennent en Lui un passage vers une vie nouvelle !

José Mittaz

Chanoine du Grand-Saint-Bernard