Saint-Ignace Homélie du 10 nov 2024
Mc 12, 38-44
L’argent de la veuve
Dominique Salin

 

Ici comme ailleurs dans l’évangile, Jésus ne fait pas dans la nuance.
Il s’exprime comme le prophète qu’il est d’abord.
D’un côté, le cléricalisme et les nantis. Le cléricalisme en prend pour son grade : les scribes – comme qui dirait les théologiens – qui ne vivent que pour leur ego, démesuré… (Une pierre dans mon jardin…)
Aux côtes du cléricalisme, les nantis, du moins ceux qui ne savent pas ce que c’est que d’être dans le besoin mais qui peuvent être, à l’occasion, généreux.
De l’autre côté, en face du cléricalisme et de l’esprit de richesse, la précarité – la précarité dont la figure emblématique, dans une société traditionnelle, est la veuve sans ressources.
À l’image de la réussite sociale et économique, Jésus oppose, non pas la misère, mais la précarité.
Triple précarité : femme, veuve, sans ressources.

La précarité. La précarité n’est pas la misère pure et simple, celle des damnés de la terre. Jésus ne fait pas dans la lutte des classes.
La précarité, c’est, étymologiquement, la situation de celui ou celle à qui il ne reste plus, pour survivre, qu’à prier (en latin classique : precari – vous voyez que, moi aussi, je peux faire mon scribe…). L’individu précaire, c’est celui dont l’avenir dépend d’un autre – un autre qui pourrait le tirer d’affaire. L’homme précaire, tout ce qui lui reste, c’est de dépendre d’autrui. L’homme précaire, c’est, vous le savez peut-être, dans le titre d’un livre d’André Malraux, l »homme d’autrefois, l’homme du Moyen Age, celui qui croyait encore en un surnaturel invisible, objet de prière et de dévotion. Un homme qui « ne se croyait pas », mais qui croyait en la prière, qui faisait confiance au Dieu qu’il priait.
L’homme précaire, donc, c’est l’homme en danger, ou qui accepte de se mettre en danger.
La veuve qui contribue à l’entretien du Temple en donnant trois sous, met sa vie objectivement en danger.

C’est elle, cette pauvre veuve, que Jésus admire.
Il n’admire pas le Temple, pour lequel elle vide son porte-monnaie : « Ce Temple, détruisez-le, je le rebâtis en trois jours ! » (Cette parole, on le sait, lui coûtera la vie, Mt 26, 61.)
Jésus ne méprise pas le Temple, mais il est convaincu que le lieu de Dieu, désormais, le lieu de la présence de Dieu, du Dieu de vie, ce n’est plus le Temple de Jérusalem, mais c’est sa personne à lui, Jésus ; c’est son corps à lui, Jésus ; c’est aussi le corps des hommes qui croient en lui, ou qui croiront en lui, et potentiellement le corps de toute l’humanité. C’est toute l’humanité qui est appelée à former le corps du Christ, comme l’a cru saint Paul.
Le corps du Christ ressuscité, c’est nous ; c’est toute l’humanité qui est appelée à reconnaître que la mort n’est pas le dernier mot de la vie ; l’humanité appelée à croire que la vie, avec Jésus, est plus forte que la mort. L’humanité est appelée à avoir la foi en la vraie vie, ce qu’on appelle la vie éternelle – qui n’est pas la vie sempiternelle, qui sera la nôtre si nous aurons été bien sages (comme le croyaient les Egyptiens et autres païens), mais la vie de ressuscité, qui se joue aujourd’hui, ici et maintenant.

En mettant trois sous dans le tronc du Temple, la veuve de l’évangile de Marc manifestait que la vie est plus que la vie, même si elle n’aurait pas dit les choses comme ça. Elle manifestait que la vie avec Dieu est plus que la nourriture et que le vêtement, comme disait Jésus (Luc 12, 23).
Elle manifestait, sans le savoir, que sa vraie vie, c’était Jésus, qui a dit : « Je suis la résurrection et la vie ».
Femme précaire.
Cette pauvre femme, Jésus l’admire plus que les théologiens et les mécènes.
N’ayons pas peur d’être précaires !