Homélie pour le 1er dimanche de l’Avent (Is 2, 1-5 ; Rm 13, 11-14a ; Mt 24 37-44)

 

En ce premier dimanche de l’Avent, la liturgie de l’Église nous invite à développer une attitude fondamentale de l’existence chrétienne : l’attente de Dieu, et plus précisément la vigilance. Pour la toute première génération chrétienne, il allait de soi que la fin était proche, que le Seigneur allait bientôt revenir dans la gloire ; les croyants aimaient répéter cette prière qui nous est parvenue en araméen : « Marana tha », c’est-à-dire « Viens Seigneur » ; et le passage de Paul dans sa lettre aux Romains nous donne un écho de cette croyance en la venue prochaine du Seigneur : « la nuit est bientôt finie, le jour est tout proche ». Mais justement Paul ajoutait aussitôt : « Rejetons les œuvres des ténèbres […]. Conduisons-nous honnêtement, comme on le fait en plein jour… » ; autrement dit, tant que le Seigneur n’était pas venu dans la gloire, il ne fallait pas tirer prétexte de la situation pour avoir un comportement indigne de l’Évangile ; il fallait au contraire attendre le Seigneur comme s’il allait bientôt venir. C’était l’attente de ce qu’on appelle la « parousie », un mot qui signifiait à l’origine la « présence » et qui en est venu à désigner plus précisément la venue du Seigneur à la fin des temps.

Assez vite, cependant, les premiers chrétiens ont reconnu que la fin n’était pas imminente. L’histoire se poursuivait. Mais on risquait d’autant plus de reprendre les anciennes habitudes, de jouir de la vie, ou simplement de vaquer à ses occupations ordinaires comme si rien ne s’était passé, comme si le Christ n’était pas venu, comme s’il n’avait pas donné sa vie pour nous, comme s’il n’avait pas été réveillé d’entre les morts. Jésus, pourtant, avait appelé à veiller, il avait exhorté à la vigilance, comme on le voit par le passage d’évangile que nous avons entendu.

Dans ce passage, à vrai dire, il est d’abord question de l’humanité en général, ou plus exactement de tous ceux qui n’ont pas connu ou ne connaissent pas le Christ. C’était le cas dans les siècles anciens, « aux jours de Noé » comme dit Jésus, lorsque les gens « ne se doutaient de rien » : le déluge avait alors surgi de manière tout inattendue. C’est aussi le cas pour les contemporains de Jésus et pour notre monde en général, du moins pour tous ceux qui n’ont pas été atteints par le message de l’Évangile : quand on « ne se doute de rien », on risque de mener sa vie sans penser à l’essentiel, en étant simplement rivé à son train de vie habituel, parfois même en se livrant à toutes sortes de « divertissements » (pour reprendre un mot fameux de Blaise Pascal), et la fin peut alors tomber à l’improviste, sans qu’on n’y soit aucunement préparé.

Les disciples auxquels s’adresse Jésus, eux, ne sont pas dans cette situation : ils croient en effet, pour leur part, que la fin viendra, car Jésus le leur a enseigné, et ils ne devraient donc pas être surpris quand cette fin arrivera. Simplement, ils ne savent pas le moment exact de la « parousie », et pour cette raison même ils risquent eux aussi de se livrer à toutes sortes de « divertissements » qui les détournent de l’essentiel et les empêchent de se préparer à la venue du Seigneur. D’où l’appel de Jésus à la vigilance, un appel qui dans l’évangile de Matthieu va être illustré par quatre paraboles, et c’est la première de ces paraboles que nous avons entendue aujourd’hui : « si le maître de maison avait su à quelle heure de la nuit le voleur viendrait, il aurait veillé et n’aurait pas laissé percer le mur de sa maison ». À la différence de ce maître qui n’a pas veillé, il incombe aux disciples d’être vigilants : « Tenez-vous donc prêtes, vous aussi : c’est à l’heure où vous n’y penserez pas que le Fils de l’homme viendra. »

Pour chacun de nous il est précieux d’entendre aujourd’hui cet appel insistant de Jésus. Le temps de l’Avent est en effet, par excellence, le temps de l’attente, le temps de la veille, le temps où nous nous préparons à accueillir le Seigneur de manière renouvelée – non seulement en faisant mémoire de sa venue parmi nous il y a quelque 2000 ans (ce sera la célébration de Noël),, mais aussi en nous disposant à lui faire davantage place dans nos existences (à travers notre prière, notre comportement et toute notre vie), et en nous préparant à sa « parousie » selon ce que nous proclamons lors de l’eucharistie : « nous attendons ta venue dans la gloire ».

Mais nous devons aussi entendre cet appel de Jésus pour notre Église, et plus largement pour nos Églises afin qu’elles parviennent un jour à l’unité. Comment ne pas le souligner en ces jours, alors que le Pape Léon XIV vient de rencontrer le patriarche Bartholomée à Istanbul et à Iznik ? L’Avent, c’est aussi l’attente d’une pleine communion entre les disciples du Christ. Nous ne pouvons pas prendre notre parti des divisions qui demeurent ; veiller sur notre Église, c’est faire ce qui dépend de nous pour hâter le jour où les chrétiens, quelle que soit la diversité de leurs traditions, seront pleinement réconciliés et unis dans le Christ.

Veiller en ce temps de l’Avent, c’est enfin veiller sur notre humanité, c’est raviver en nous le désir que s’accomplisse un jour la promesse de l’oracle d’Isaïe à propos des peuples de la terre : « De leurs épées, ils forgeront des socs, et de leurs lances, des faucilles. » Nous n’avons certes pas à nourrir des rêves illusoires, nous n’avons pas de maîtrise sur les événements de notre monde, mais il nous incombe, comme chrétiens, d’être vigilants face à tout ce qui risque d’alimenter la haine et la division, et de veiller pour notre part à ce que notre terre, partout où cela est possible, s’ouvre davantage à la réconciliation, à la justice et à la paix.

Je voudrais citer pour finir quelques lignes du Père Teilhard de Chardin lorsqu’il méditait sur la venue du Fils de l’homme à la fin des temps :

« Sur l’heure et les modalités de cet événement formidable, il serait vain, l’Évangile nous en avertit, de spéculer. Mais nous devons l’attendre.

L’attente, – l’attente anxieuse, collective et opérante d’une Fin du Monde, c’est-à-dire d’une Issue pour le Monde, – est la fonction chrétienne par excellence, et le trait le plus distinctif peut-être de notre religion […].

Un instant apparu parmi nous, le Messie ne s’est laissé voir et toucher que pour se perdre, une fois encore, plus lumineux et ineffable, dans les profondeurs de l’avenir. Il est venu. Mais maintenant, nous devons l’attendre encore et de nouveau, – non plus un petit groupe choisi seulement, mais tous les hommes – plus que jamais. Le Seigneur Jésus ne viendra vite que si nous l’attendons beaucoup. C’est une accumulation de désirs qui doit faire éclater la Parousie[1]. »

Ainsi s’exprimait Teilhard. Oui, que ce temps de l’Avent soit un temps où se ravive notre désir du Seigneur, notre attente de sa venue, notre hâte de voir s’accomplir la volonté de Dieu « sur la terre comme au ciel ». Oui, Seigneur, nous attendons ta venue dans la gloire. « Marana tha ». Viens, Seigneur Jésus !

 

Michel Fédou, 30 novembre 2025

 

[1] P. Teilhard de Chardin, Le Milieu Divin, Paris, Seuil, 1957 (rééd., Paris, Seuil, 2972, p. 180-181).