Homélie 12 octobre 2025 –
28e dimanche du temps ordinaire, et jubilé de Henri Laux (cinquante ans de vie religieuse dans la Compagnie de Jésus)
L’évangile (Luc 17, 11-19) nous a présenté un groupe de pauvres gens : dix lépreux, condamnés à se déplacer en évitant tout contact. Avec Jésus ils restent à distance, conscients de ce qu’ils sont, et Jésus respecte leur distance. Mais ils se rapprochent d’une autre manière. Ils lui demandent un geste de miséricorde et partent sur sa parole chez les prêtres qui authentifieront leur guérison si guérison il y a ; ils y ont cru, et en effet ils sont guéris en chemin. Un seul revient, on apprend qu’il est un Samaritain, il est sauvé. Le récit pourrait se terminer sur une appréciation morale : les neuf lépreux n’ont pas été très reconnaissants. Voilà un résumé possible de cet épisode, et tout s’arrêterait là.
Mais à vrai dire tout commence là parce qu’il y a une histoire dans l’histoire. C’est celle de ce Samaritain. Après tout il n’avait rien à faire dans le groupe, lui réputé infidèle à la loi juive. Mais il en fait partie, les autres le reconnaissent comme l’un des leurs, et Jésus ne le distingue pas non plus. Son identité de samaritain n’est mentionnée qu’à la fin. Jésus est donc venu pour tous. On ne reconnaîtra jamais assez qu’il est venu pour chacun en particulier ; on n’admirera jamais assez de voir comment il guérit : sans autre exigence que celle de lui parler, de le supplier quand il le faut, et il le faut souvent, nous le savons bien. Hier, c’était Naaman le Syrien. Il voulait la guérison, mais il la voulait à sa manière, avec des rites et un peu de spectacle. Alors qu’il suffisait de croire tout simplement ; et il fut guéri, reconnaissant désormais le Seigneur Dieu d’Israël.
Pour ce qui est du lépreux samaritain, il revient à Jésus sans s’être montré aux prêtres, en glorifiant Dieu à pleine voix; il reconnaît Jésus comme son Seigneur. Je traduis : il est fou de joie. Il chante et il crie en chemin. Les autres sont heureux de leur guérison, on les comprend, mais ils n’ont pas compris l’essentiel : l’essentiel, c’est que le bienfait est un appel. Or ils n’ont pas entendu au fond d’eux-mêmes ce que leur disait Jésus. Ils l’ont cru sans doute, mais ils n’ont pas vu qui il était, et ils sont partis trop vite. Ils sont passés à côté de quelque chose de plus grand, de plus profond, de plus définitif que leur guérison, même si celle-ci les ramène à la vie, la vie commune notamment, et ce n’est pas rien.
Le Samaritain entend une parole inouïe ; il est seul à l’entendre, les autres sont partis, ils sont vraiment à distance, ils sont loin. Il entend : « relève-toi ». En termes plus religieux, cela donne « Ta foi t’a sauvé ». Mais qui peut dire « Relève-toi » ? Dieu seul a cette puissance. Relève-toi, toi qui es triste dans ton corps ou dans ton esprit, toi qu’une lèpre isole, toi qui n’es pas à ta place parmi nous, comme on serait tenté de le dire et comme on le dit trop souvent, ou comme le dit notre société. Chaque jour, en chaque lieu, Jésus adresse cette parole ; cette espérance, il nous la donne pour en vivre et pour la porter à tous : qui que tu sois, « relève-toi ».
En entendant cela, le Samaritain ne sera plus simplement fou de joie mais fou de Jésus. Il sera disciple d’une façon ou d’une autre que nous ne connaissons pas, peu importe. Il comprendra et découvrira toujours plus dans son cœur ce que Jésus a fait pour lui. Il lui restera probablement toujours quelque lèpre cachée, mais elle ne l’arrêtera pas. Il aura entendu l’appel. Il offrira toute sa liberté et demandera non plus la pitié de Jésus mais son amour ; ce sera assez pour lui.
Relève-toi, nous dit l’Évangile. Va en chemin avec Jésus ; qu’il inspire tes pas. Écoute ce qu’il appelle en toi. Non pas tout seul, tu n’y arriveras pas, comme nous finissons par l’apprendre, mais dans la confiance et la fraternité, celles qui sont partagées dans une communauté croyante ouverte sur les frontières du monde, une communauté qui a le souci des neuf autres lépreux. Nous sommes tous des disciples de cette attention de Dieu. Elle n’est pas une récompense mais un appel, elle est une promesse. Chacun de nous est appelé à supplier et à rendre grâces pour la vie qui lui est donnée, une vie où nous ne sommes pas seuls ; nos journées sont accompagnées ; si nous n’en avons pas conscience à chaque instant, nous le découvrons à certaines occasions, quand nous faisons silence, quand nous sommes rassemblées, dans le retour sur notre présent ou notre passé, proche ou lointain. Nos vies sont accompagnées par la présence de Dieu, une présence qui passe par des personnes, par des communauté, une présence que nous reconnaissons dans des événements ordinaires ou plus fondateurs de nos histoires.
Il faut quand même que je vous dise pour terminer !… Oui je suis heureux de rendre grâces aujourd’hui, mais de rendre grâces avec vous, pour ces années vécues dans la Compagnie de Jésus, appelé avec d’autres à être « serviteur de la mission du Christ », comme le dit un de nos textes, serviteurs selon nos manières de faire propres en tant que jésuites. Je suis heureux de ce qu’il m’est donné de vivre, et par là même heureux de votre présence dans cette assemblée, que vous me connaissiez ou non, car elle est le signe de tant de chemins partagés. Réunis ce matin, nous célébrons un Seigneur dont l’amour donne de l’ampleur à toute vie ; revenons sans cesse à lui ; il élargit nos espaces ; il nous appelle à faire grandir la terre entière dans la réconciliation. Alors, tous ensemble, dans cette eucharistie, faisons-lui « l’hommage de nos cœurs ». Amen