« Ils mangèrent et ils furent tous rassasiés »
Dimanche 19 juin 2022
« Jésus prit les cinq pains et les deux poissons, et levant les yeux au ciel, il prononça la bénédiction sur eux ». Nous avons clairement, ici un avant-goût de l’eucharistie dans ce récit dit de « la multiplication des pains », qui préfigure le rite que Jésus va instituer, juste avant l’épreuve de la Passion et de la croix, pour commémorer sa communion avec les siens, et que nous continuons de célébrer, 2000 ans après.
« Eucharistie » : je lâche ici un mot à la fois familier et complexe. Qu’est-ce que ça veut dire au fond, « eucharistie » ? Ça veut dire « action de grâces ».
Rendre grâce, c’est reconnaître que tout est grâce, tout doit être retour de grâces. Dans l’Évangile, le Christ nous montre la nature entière comme devant être reçue de la main du Père, comme un don du Père, et nous appelle à vivre l’amour en forme d’accueil, à reconnaître que tout est donné. Le monde nous est donné, est remis entre nos mains. C’était la messe d’hier, samedi : « Ne vous faites donc pas tant de souci ; ne dites pas : “Qu’allons-nous manger ?” ou bien : “Qu’allons-nous boire ?” ou encore : “Avec quoi nous habiller ?” Tout cela, les païens le recherchent. Mais votre Père céleste sait que vous en avez besoin. » (Mt 7, 31-32). Le jésuite François Varillon explicite : « les païens sont propriétaires des choses : ils les acquièrent et les possèdent. Les chrétiens sont gestionnaires des choses : ils les reçoivent et les accueillent. C’est pourquoi les païens sont inquiets, les chrétiens sont ou devraient être calmes. Le monde moderne est énervé dans la mesure où sa foi n’est pas vivante, où il oublie que tout vient de Dieu et que vraiment si Dieu est notre Père, nous nous devons d’être calmes comme sont calmes tous ceux qui ont confiance. »
On peut comparer, dans ce récit, le regard limpide, calme de Jésus posé sur la nature, qui contraste avec celui des disciples, dans l’inquiétude et l’agitation, mais dont le rôle est pourtant déterminant : ce sont eux qui signalent le besoin de la foule, ce sont eux qui font asseoir les gens et les organisent en cent groupes de cinquante, ce sont eux qui fournissent leurs victuailles. Il faut imaginer l’état intérieur des disciples, qui doit osciller entre la foi, qui les fait participer au signe divin à venir, et la défiance, se demandant « à quoi bon se démener alors que nous avons si peu ? » Foi et défiance qui se tissent ensemble, et indiquent quelque chose de nos propres existences : heurtées, cabossées, mais aussi guéries, relevées, trouvant peu à peu leur cohérence et désireuses de s’attacher toujours plus au Christ. Pour lui, le calme, même devant la faim et la mort qui sont des situations limites. Pour lui, demander et rendre grâces se confondent. Il demande en forme d’action de grâces, tellement il est sûr que le Père s’occupe de ses enfants. C’est pour ça que lorsqu’il est tenté au désert, il ne peut pas accepter les pierres changées en pain : ils ne seraient pas reçus du Père. En revanche en Jean 6, 11, Il ne dit pas « Père, je te demande de multiplier les pains dans mes mains » mais… il rend grâce.
La nourriture, c’est notre rapport le plus essentiel à la nature. Le pain est le symbole de tout ce que Dieu nous donne pour vivre. Ainsi en soustrayant à notre nourriture un peu de pain et quelques gouttes de vin, nous signifions que c’est la nature tout entière qui doit faire retour au Père. Notons bien que nous n’avons pas à donner, mais à rendre. Parce que donner, c’est s’être soi-même considéré comme propriétaire. On peut certes agir comme propriétaire avec un certaine largesse, mais nous sommes plutôt gestionnaires, et ce à quoi nous sommes invités, c’est rendre. La Vie éternelle, c’est l’absence de propriété.
Vous me répondrez, à juste titre, que la propriété régit encore très largement nos rapports économiques, sociaux, que si vous arrêtez de verser le loyer de l’appartement, vous risquez d’avoir des ennuis, et c’est vrai.
Comment le comprendre ? Tout simplement, c’est le signe que notre monde est en voie de divinisation, mais que celle-ci n’est pas achevée. En incorporant le Christ qui se fait nourriture, chacun de nous se fait un peu plus à l’image du Christ mais que cette voie de sanctification, elle n’est pas achevée non plus.
Aussi, ça peut être l’occasion de déminer quelques idées approximatives autour du saint sacrement, notamment de ce qui se joue au moment de la consécration. Une idée fausse, c’est celle qui nous fait penser que le Corps du Christ « remplace » le pain, ce qui serait hérétique, comme de penser qu’en vertu de l’incarnation, en Christ Dieu s’unissait à l’homme pour « remplacer » l’homme ou la femme, sur le ton « pousse-toi de là que je m’y mette » et nous dise par là que nos peines, nos joies sont peu de choses par rapport à la vie divine. Si Dieu s’est fait homme, c’est bien pour que la vie de tous les hommes soit divinisée.
Le jeune homme ne « remplace » l’adolescent, c’est l’adolescent qui devient jeune homme. Le Christ ne remplace pas le pain, c’est le pain qui devient nourriture de vie éternelle. En l’incorporant, ce n’est pas un autre qui prend ma place, c’est moi qui devient autre. À titre personnel et, aussi, parce que les autres sont aussi en voie de divinisation, à titre communautaire, et c’est donc bien notre monde qui devient autre. Il n’y a pas d’ « autre monde » qui serait je ne sais où, dans les nuages, non, le monde de la vie éternelle c’est le monde tout court, qui devient progressivement autre, un monde qui ressemble de plus en plus au Royaume annoncé par Jésus.
Voilà pourquoi c’est essentiel que le pain et le vin que nous partageons à l’eucharistie soient des matières élaborées, fruit de la terre, de la vigne, du travail d’hommes et de femmes associant leurs compétences, leur savoir-faire, leurs techniques, leurs outils.
Si le morceau de pain que nous allons porter à l’autel n’est pas fruit de ce travail, de notre vie, il n’y a plus grand-chose à comprendre à l’eucharistie. Ou alors celle-ci devient un Christ qui tomberait du ciel dans un morceau de pain pour susciter en nous une vague émotion, pour nous consoler à peu de frais, mais nous risquons de retomber dans un moralisme infantilisant qui, dans le fond, ne fait envie à personne.
Cette conception, elle est bonne pour les personnes qui vivent à la surface d’elles-mêmes, mais ont du mal à croire en une rencontre personnelle du Christ. Et cela peut se trouver, par exemple au démarrage d’une retraite, chez une personne qui pense que sa rencontre du Seigneur peut se vivre en abstraction avec tout ce qui fait le tissu de sa vie : ses liens, ses engagements, ses combats, ses élans, ses désirs. Ou alors dans l’adoration eucharistique, plébiscitée par des communautés d’étudiants mais où on devine parfois une vision un peu trop « chosiste » de l’hostie, qui se trouve idolâtrée, aux dépens d’une « convocation » de toute la vie de celle ou celui qui l’adore.
Le vrai, c’est que c’est toute l’histoire de l’homme qui devient le corps du Christ : celle passée, celle présente, celle du futur, car cela fait partie de notre foi, nous attendons le retour du Christ. Cette histoire ne cesse pas pour autant d’être une histoire humaine, mais elle débouche sur un au-delà de l’homme qui est sa véritable vocation : c’est quand l’homme devient véritablement Corps du Christ qu’il devient homme en plénitude.
Romain Subtil sj