La Charnière
Jeudi 13 mai 2021
Chers amis, frères et sœurs,
Je voudrais vous demander d’imaginer une charnière,
La charnière d’une porte, de la porte d’un meuble, ou la charnière d’une boîte, ou pour les musiciens, la charnière du couvercle d’un piano… Vous la voyez ?
Cette charnière, elle est faite de deux morceaux de métal, avec des trous pour visser les morceaux de bois, que ce soit la porte, le montant, le couvercle…
Et ces deux morceaux de métal, ils sont recourbés, et entre les deux, il y a un axe qui les tient l’un à l’autre, et qui permet d’articuler la porte, ou le couvercle. Tenez, je le fais avec mes mains, qui sont la charnière, et un crayon, qui est l’axe. Vous voyez, la charnière tourne bien… Mais si l’axe n’est pas là, que se passe-t-il ? La charnière est démontée, et la porte s’en va, le couvercle ne tient plus ; on ne peut plus fermer la maison avec la porte, ou le piano avec son couvercle. Et si on ne retrouve pas l’axe de la charnière, on va être tenté de tout bloquer, de mettre des clous, des vis… La porte sera fermée, le couvercle sera en place, mais on ne pourra plus ouvrir.
Si je vous parle d’une charnière, c’est parce que l’ascension, c’est comme l’axe d’une charnière. C’est l’image que je veux développer pour parler de cette fête – de cette fête qui pourrait paraître secondaire – par rapport à Noël ou à Pâques – mais qui en fait est essentielle. L’ascension, c’est une charnière, et même une triple charnière. Une charnière littéraire, une charnière christologique, et une charnière spirituelle. Et si l’axe de la charnière n’est plus là, tout s’écroule, ou tout se bloque.
L’ascension, c’est donc, d’abord, une charnière littéraire. Je veux dire par là : entre deux livres. Bien sûr, c’est entre les deux livres écrits par le même auteur, celui que nous appelons Luc. Vous vous souvenez, au début de l’évangile de Luc, cette ouverture : « j’ai décidé d’écrire pour toi, excellent Théophile, un exposé suivi ». Et au début des Actes des Apôtres, notre première lecture aujourd’hui, « cher Théophile, dans mon premier livre… ». Ça, ce sont les commencements des deux livres destinés à Théophile. Mais à la charnière, qu’y a-t-il ? A la fin de l’évangile de Luc, il y a un petit récit de l’ascension, en quelques versets – si court, que la liturgie ne le retient pas pour la fête de l’Ascension. Et puis au début des Actes des Apôtres, Luc redonne un récit de l’Ascension, plus long, cette fois-ci, que nous avons entendu dans la 1e lecture.
Vous voyez, si on enlève l’axe de la charnière, si on enlève le récit de l’ascension, on ne comprend plus le rapport entre les deux livres de Luc, deux livres différents mais profondément reliés l’un à l’autre.
L’ascension, ensuite, c’est une charnière christologique. C’est la scène qui articule ensemble ces deux identités de Jésus. Il est vraiment homme – humain comme nous tous – et ses disciples l’ont connu pendant quelques années, et ils n’ont aucun doute sur son humanité. Mais à l’ascension, Jésus est enlevé dans une nuée, il est au ciel, assis à la droite de Dieu : à l’ascension, il nous est montré que Jésus est vraiment Fils de Dieu, qu’il siège dans les cieux comme son Père. Quelques siècles après la rédaction par Luc de ses deux livres, le concile de Chalcédoine dira que Jésus est « vrai Dieu et vrai homme, sans confusion ni séparation ». Voilà l’axe de la charnière, qui dit « sans confusion ni séparation ».
Vous voyez, si on enlève l’axe de la charnière, si on enlève l’Ascension, nous ne pouvons plus connaître Jésus en vérité. Soit on en fera seulement un homme – un homme éminent, au destin exceptionnel, mais on pensera que sa relation à Dieu est très imparfaite, très obscure, très inégale. Soit on fera de Jésus seulement le fils de Dieu, qui siège avec lui dans les cieux, mais on n’arrivera pas à croire qu’il est vraiment humain, qu’il a grandi, qu’il a été fatigué, qu’il n’a pas tout réussi du premier coup, qu’il a connu la souffrance et l’angoisse, qu’il est même passé par la tentation et la mort. Vrai homme et vrai Dieu, en fait, et ce qui fait l’axe de la charnière, c’est l’Ascension.
L’ascension, enfin, c’est une charnière pour notre vie spirituelle. Pour nous comme pour les apôtres, il y a deux temps dans notre vie spirituelle : le temps où nous rencontrons le Seigneur Jésus – et pour nous c’est en priant avec l’évangile, et le reste du temps, où il est absent. Il y a la prière, où nous le voyons, nous l’écoutons, nous le connaissons. Et le reste du temps, où il a disparu. Il nous reste alors dans le cœur une nostalgie, une belle nostalgie, qui nous le fait chercher partout dans le monde, pour le chercher. Et où cette nostalgie nous pousse-t-elle à le rechercher ? Bien sûr, dans la célébration de l’eucharistie, quand nous nous retrouvons pour écouter sa parole, et partager ensemble le pain, en mémoire de lui, comme il nous l’a demandé. Mais cette nostalgie nous pousse aussi à la rechercher dans toute rencontre, dans toute activité, dans tout service rendu. Lui qui est invisible à la surface de notre terre, nous le cherchons en nous ouvrant aux autres, à leur parole, à leurs trésors et à leurs misères. Vous voyez, sans l’ascension, notre vie spirituelle ce serait seulement la « présence » dans la prière, sans lien avec notre vie. Ou bien ce serait seulement la nostalgie, la recherche, mais sans savoir ce que l’on cherche, sans être sûr qu’il y a quelqu’un à retrouver.
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Chers amis, frères et sœurs, au jour de l’Ascension, le seigneur Jésus a été enlevé au ciel. C’est une charnière essentielle pour notre foi. C’est le moment qui articule les deux livres de Luc – l’évangile, et les Actes des Apôtres. C’est la scène qui représente l’unité des deux natures du Christ, vrai homme et vrai Dieu. Et c’est le rythme qui fait respirer notre vie spirituelle, entre sa présence dans la prière, et son absence dans le monde, un rythme qui nous donne l’énergie de le chercher sans cesse.
P. Erwan Chauty sj