Charles de Foucauld

 

Beaucoup d’entre vous ont dû suivre, dimanche dernier 15 mai 2022, les célébrations de canonisation de dix nouveaux saintes et saints, et parmi eux trois français dont Charles de Foucauld.

Et c’est par ces quelques phrases de lui que je vais commencer : « Les vies des saints sont (aussi) une sorte de commentaires des Évangiles (…). Il y a toujours de très bons enseignements à recevoir d’eux, et le Saint Esprit qui les guidait ne les laissait pas se tromper en des choses importantes. L’Église, qui les a canonisés, a jugé l’ensemble des exemples qu’ils ont laissés conforme au saint Évangile, et c’est pour qu’ils servent de modèles qu’elle les a canonisés… ».

Par ailleurs, il nous conseille de « ne pas nous attarder dans la contemplation des saints… » et ceci parce que « Notre Seigneur Jésus est notre seul et véritable modèle », « le modèle Unique ». Et de fait, nous sommes invités par Charles de Foucauld à revenir sans cesse à ce fameux : « Une seule chose est nécessaire… » de Jésus à Marthe, que Charles répétera souvent, comme une exigence évangélique toujours suivie de deux mots : «Aimer Jésus ».

Avec vous, je vais parcourir quelques étapes de la vie de Charles de Foucauld.  Il s’agit du parcours vraiment chaotique d’un homme toujours en chemin, en tension vers une « fraternité » tellement désirée et toujours plus vive.

Charles est né à Strasbourg en 1858 et il va mourir tué, cinquante-huit ans plus tard, à Tamanrasset.

 

Son enfance et sa jeunesse vont être marquées par la disparition de ses parents alors qu’il n’a que cinq ans. Il est alors confié, avec sa jeune sœur, à leur grand-père, officier à la retraite ; et pour fuir l’occupation de l’Alsace, ils vont à Nancy, ce qui occasionne encore un dépaysement.

Adolescent, c’est un garçon vif, doué, curieux ; il lit beaucoup et tout ; et il quitte la foi pour une émancipation qui l’oriente vers une vie plutôt philosophique et épicurienne. Le grand père l’envoie à Paris pour préparer une carrière militaire : à Saint-Cyr d’abord, puis à Saumur, il travaille le minimum pour réussir. La mort du grand père (1872) causera un nouveau choc affectif… et il héritera d’une grande fortune qui lui permettra de continuer à vivre très largement et à offrir des fêtes fastueuses, dont il dira plus tard qu’elles ne lui laissaient que tristesse et dégout.

Le jeune officier de cavalerie est envoyé en Algérie, mais il n’aime pas la vie en caserne où il continue sa vie désordonnée. Il est renvoyé de l’armée pour indiscipline. Apprenant que son régiment est en campagne, il revient, peut-être surtout pour s’accomplir et par goût de l’aventure, mais il manifeste beaucoup d’énergie et de courage. La campagne terminée… pas question de retourner en garnison, il démissionne de nouveau.

Et c’est alors l’exploration du Maroc (1882). Charles de Foucauld, déguisé en rabbin juif va parcourir 3000 kilomètres à pied dans cette région interdite à tout européen, et totalement inconnue. Une exploration scientifique très méticuleuse où il va découvrir la pauvreté, la résistance physique, l’audace dans le danger… mais aussi, et peut-être surtout, il fait la découverte d’un peuple de croyants et de la piété musulmane : « ces âmes vivant dans la continuelle présence de Dieu. » Une ouverture à plus grand que lui.

De retour à Paris, Charles se met au travail pour mettre en forme son exploration et publier sa Reconnaissance au Maroc, qui lui vaudra la médaille d’or de la Société de géographie. Il mène une vie d’ascète et continue à réfléchir, à lire, à rencontrer des gens. Il rencontre aussi sa famille et surtout sa cousine Marie de Bondy, pour laquelle il a une grande estime et admiration. Sa longue recherche l’amène aussi à rentrer dans les églises et à prier : « Mon Dieu, si vous existez, faites-le moi connaître. » C’est sa cousine qui va l’amener à aller voir l’abbé Huvelin, ce prêtre vicaire à st Augustin, connu pour son enseignement, sa sagesse et son discernement.

Octobre 1886 – C’est la conversion…

 

La première conversion, un point de départ après une si longue crise. Sa foi est marquée par l’islam, ce Dieu très Grand, l’Absolu. Il ne peut donc que se donner radicalement à Dieu, seul Absolu ; il ne veut « vivre que pour lui ». Et l’abbé Huvelin essaie de le calmer… en lui proposant un pèlerinage en Terre sainte. Mais c’est un peu l’inverse qui se produit alors : Charles découvre l’humanité de Jésus, et surtout à Nazareth… « que peut-il sortir de bon de Nazareth ? » … les années de la vie cachée, Jésus pauvre artisan, qui vit dans l’« abjection », le dénuement et la misère…  A partir de cette image un peu folle, Charles ne voit alors plus d’autre manière de vivre que de s’y conformer littéralement.

A son retour en France, Charles se met en recherche de cet ordre le plus strict, le plus pauvre, où il pourra faire le plus de pénitence et d’ascèse…. Ce sera à la Trappe de Notre Dame des Neiges  (janv. 1890), où il ne restera que quelques mois, avant de rejoindre une autre trappe en Syrie, à Akbès, proche de l’Arménie, où la vie est rude. Mais ce n’est pas encore assez pauvre ; il écrit une règle pour une future communauté… invivable ! D’une radicalité effrayante ! L’abbé Huvelin lui écrit d’arrêter tout ça. Mais il sent aussi qu’il y a là une poussée intérieure trop forte, et malgré un temps d’attente, deux années passées en Algérie et à Rome, où il continue à étudier et à chercher, les responsables trappistes le libèrent de ses vœux.

La recherche continue…et, en 1897, Charles trouve cette « dernière place » :  il est ermite, domestique, chez les clarisses de Nazareth. Il prie beaucoup, le jour, la nuit, devant le saint sacrement ; il lit beaucoup, il médite beaucoup, il écrit beaucoup, (Méditations d’Évangile, Écrits spirituels…) dans le style dévot de l’époque ;  il écrit encore une règle pour une communauté : encore invivable et irrespirable…

Mais c’est dans cette grande fidélité que le « frère Charles », comme il se fait alors appeler, s’imprègne jour après jour de l’esprit du « Modèle Unique » : depuis 15 ans, l’Évangile pénètre en lui peu à peu « comme la goutte d’eau qui tombe et retombe sur une dalle ».

 

En 1901, se produit un changement, presque une rupture assez radicale dans son cheminement, que l’on peut appeler une seconde conversion.

Charles est revenu à Notre Dame des Neiges, il demande à être ordonné prêtre. Au cours de sa retraite, tout bascule :  plus question de s’enfouir avec d’autres dans un couvent cloîtré, ni de tout sacrifié à ce Dieu très grand qu’il avait rencontré, mais il faut se faire proche des hommes, apporter Jésus à ceux qui en sont le plus loin, car « C’est en aimant les hommes qu’on apprend à aimer Dieu. »

Ceux qui sont le plus loin ?… Charles va s’installer dans une oasis, à Beni Abbès, en Algérie,  au plus proche du Maroc dans lequel il ne peut aller s’installer. Le projet reste encore celui d’un petit monastère, avec un règlement, une clôture, pour une vie de prière et d’adoration de l’eucharistie, le travail, dans la pauvreté. Mais très rapidement la réalité va bouleverser le projet ! Il est débordé par les visites et il essaie d’accueillir les pauvres, les voyageurs, les réfugiés du Maroc, les esclaves, les militaires de la garnison… « J’ai entre 60 et 100 visites par jour ». Charles se laisse déranger, manger par ceux dont il veut se faire proche, et il comprend alors que si la présence de l’eucharistie fait briller l’Évangile, c’est aussi sa présence à lui et sa bonté au milieu d’eux qui parle de l’Évangile. « Je veux habituer tous les habitants, chrétiens, musulmans, juifs et idolâtres, à me regarder comme leur frère, le frère universel. » En tout homme, il apprend à voir un frère.

En 1905, un nouvel appel lui vient de son ami Laperrine ; il va le suivre vers le sud du Sahara… c’est l’Esprit qui le dirige ! Toujours et encore plus loin, vers les plus délaissés, éloignés de toute présence chrétienne.  Et il s’installe à Tamanrasset, dans le Hoggar, en pays touareg. Il y reprend sa vie dans une solitude encore plus grande, favorisant toutes les rencontres, les visites, les relations ; tout ce qui permet de rentrer en amitié avec ses voisins nomades et de devenir de plus en plus « du pays », entrant dans leur culture, et faisant un travail énorme de traduction de leur langue tamasheq. Mais Charles a gardé une grande frugalité de vie et il est déjà très fatigué quand arrive un temps de famine sur la région.

Décembre 1907.  La troisième conversion.

 

Charles est gravement malade, fatigué, épuisé. Il n’a plus rien a manger, il a tout distribué. A la solitude s’ajoute un sentiment d’échec de sa vie : il n’a fait aucune conversion depuis qu’il est là et il ne peut célébrer la messe seul. Pas de messe pour ce Noël 1907. C’est la fin, en pleine crise. C’était sans compter sur ses voisins Touaregs : ils vont chercher à des kilomètres à la ronde ce qu’ils trouvent de lait de chèvre, si précieux pour la survie de leurs enfants, et c’est la guérison.

Charles tombe de son piédestal de bienfaiteur et sauveur ; c’est un peu comme la fin du surhomme. Plus d’idée de conquête, de conversion, de prosélytisme ;  plus de recherche de perfection, d’ascèse ; plus de « frère Charles » ou de « Charles de Jésus » à la fin de ses lettres, mais Charles de Foucauld. Un peu comme un consentement à son humanité, avec l’humilité de vivre comme tout le monde. Plus de clôture, ni de sacré, ni de culte : l’autre devient le sacré et le culte promu par l’Évangile c’est se faire proche de l’autre.

Charles reprend sa vie quotidienne, toute faite de rencontres et de visites et de ce travail de la langue, des heures et des heures d’écoute passionnée et de travail.  C’est l’apostolat de la bonté, une présence amicale et joyeuse au milieu de toutes les petites et les grandes choses de la vie, qui permet de semer de l’amitié et de la fraternité.

En vivant ainsi, Charles ouvre un peu une voie nouvelle qu’il va essayer de mettre en forme et de faire connaître dans les dernières années de sa vie. Il va créer l’Union, une « petite confrérie » de défricheurs évangéliques ; ça s’adresse à toutes et à tous, partout, à chaque baptisé : aimer est à la portée de tous. Il s’agit d’être un disciple de Jésus dans son milieu de vie ; devenir pour toute personne un frère, une sœur, témoin de l’amour dans son travail, son quartier, sa famille. Comme un réseau de missionnaires plus ou moins isolés. Substituer à tout esprit de conquête et à la prédication la fraternité. Devenir autant que possible comme le sacrement de la présence de Dieu ; devenir eucharistie en essayant de vivre et d’éclairer toute réalité humaine par Jésus, avec Jésus,  comme Jésus.

Alors… ? une vie ratée… ? une vie disloquée… ?

 Ses derniers mots, écrits le matin de sa mort, le 1er décembre 1916 : « On n’aimera jamais assez ».

 

Il m’est bon pour terminer de citer les derniers mots de l’Encyclique « Fratelli Tutti » de notre frère, le pape François. Il rappelait l’importance de François d’Assise, de Gandhi, de Martin Luther King, et :

« […] Je voudrais terminer en rappelant une autre personne à la foi profonde qui, grâce à son expérience intense de Dieu, a fait un cheminement de transformation jusqu’à se sentir le frère de tous les hommes et femmes. Il s’agit du bienheureux Charles de Foucauld » (maintenant saint).

Il a orienté le désir du don total de sa personne à Dieu vers l’identification avec les derniers, les abandonnés, au fond du désert africain. Il exprimait dans ce contexte son aspiration de sentir tout être humain comme un frère ou une sœur, et il demandait à un ami : « Priez Dieu pour que je sois vraiment le frère de toutes les âmes… » (1901).

Il voulait en définitive être le « frère universel ». Mais c’est seulement en s’identifiant avec les derniers qu’il est parvenu à devenir le frère de tous. Que Dieu inspire ce rêve à chacun d’entre nous.

Amen

Frère Jean-Louis Reure