« Briller les béatitudes »

Nous le voyons aujourd’hui, Jésus a besoin de deux images -pas une seule image, deux- pour expliquer à ses disciples comment vivre les béatitudes. Il leur dit : « soyez comme du sel et comme la lumière. » Je voudrais montrer dans cette homélie que ces deux images concernent d’abord Jésus lui-même, comme son portrait est aussi inscrit en premier chef dans les béatitudes. Mais, ces deux images du sel et de la lumière concerne bien-sûr chacun de nous.

En effet, quand on décrit l’image du sel qui se dissout dans les aliments pour révéler le goût de ces aliments, pour « relever » leur saveur, on peut tout d’abord évoquer Dieu qui, un jour dans l’espace et le temps, nous a envoyé son fils. Il ne nous a pas aimé de loin, il nous a donné ce qu’il a de meilleur. Son fils s’est comme « dissous » dans la foule des milliards d’êtres humains, pour révéler le vrai goût de l’humanité. Cette image, comme celle du levain dans la pâte, parle du mystère de l’Incarnation. La lumière pourrait, quant à elle, nous parler de la rédemption, du mystère Pascal : cette lumière que les hommes ont essayé de mettre sous le boisseau de la croix pour l’empêcher à tout prix de rayonner. Or cette lumière fut mise sur le lampadaire,  le Père ressuscitant son Fils, le relevant des morts, le mettant à sa droite et envoyant l’Esprit à la Pentecôte pour illuminer le monde. Mais l’image s’arrête là, car la lumière a pour propriété de s’imposer d’elle-même. Or Jésus a choisi de ressusciter seulement à quelques-uns de ses disciples. Sa lumière est restée pour une part sous le boisseau. l’Esprit est venu à la Pentecôte, non pas sur tous mais sur quelques-uns. C’est au dernier jour seulement que cette lumière s’imposera à chacun, lors de la fin de l’histoire.

Comme je le disais au début, ces deux images du sel et de la lumière nous concernent aussi, en tant qu’enfants de Dieu. Pour Jésus, cette image n’est pas pour nous un simple idéal à atteindre, c’est une réalité déjà là: « Vous êtes le sel de la terre (…) Vous êtes la lumière du monde! » Nous sommes le sel car seule la Bonne Nouvelle peut donner à l’existence son vrai goût, même si fort heureusement, des non chrétiens peuvent trouver par eux-mêmes le goût profond, grâce à l’amour humain lorsqu’il est libre, durable ou fécond ; ou encore dans les valeurs du pardon, de justice, de fraternité, etc. Mais Jésus insiste en disant à ses disciples que le vrai goût de la vie demeure en eux, car ils ont perçu, à un moment ou l’autre de leur vie, la bonté de Dieu, sa tendresse, le fait qu’Il est venu les toucher ? C’est le goût de sa « gloire ». La gloire reste est un mot difficile en français, il renvoie à la prétention orgueilleuse. Mais en hébreu, la « gloire » est ce qui manifeste la vraie nature d’une personne, littéralement son poids (kabod).

En ces temps très troublés, le sel pourrait s’affadir, littéralement en grec dans ce texte, pourrait «devenir fou », la folie étant l’exact contraire de la sagesse. Celle-ci, si elle ne s’affadit pas, réside dans le fait de goûter la présence de Dieu en toutes situations, « dans le bonheur comme dans le malheur, dans la santé comme dans la maladie », comme dit la formule de l’échange des consentements du sacrement de mariage. Le sel est signe du goût, de la sagesse, il est aussi le signe de l’alliance, de la durabilité. En effet, on se rappelle qu’au temps de Jésus, le sel servait à conserver les aliments. Le fait qu’il « brûle » par ses propriétés le faisait aussi signe de purification.  Un religieux m’a raconté qu’au Moyen-Orient, il y a encore quelques décennies, si on était invité dans une maison de manière un peu officielle, la famille se tenait sur le pas de la porte, un des enfants vous tendait une corbeille de pain et l’autre une assiette remplie de sel. Vous preniez le pain avec quelques grains de sel et le portiez à la bouche. C’était le signe que la visite qui allait se dérouler, la famille d’accueil souhaitait qu’elle devienne un partage d’amitié qui dure. Comme l’expression des symboles est forte chez nos anciens ! Ces deux images ne sont pas de force égale pour nous. Certes, nous pouvons nous voir aisément comme le sel de la terre  car le symbole nous met dans une la position d’humilité vis-à-vis du monde qui nous dépasse tant. Mais être « lumière du monde » est nettement plus difficile à accueillir, car le symbole semble nous mettre en position de supériorité, voire d’orgueil. Dieu seul est lumière. Comment, pour nous,  accueillir cette parole : « vous êtes la lumière du monde, « Lumen gentium »?

Dieu aurait pu choisir d’éclairer ce monde comme le soleil qui brille sur les mauvais sur les bons, mais Dieu a choisi éclairer le monde par des témoins qui sont comme des lampadaires. S’ils vivent l’esprit des béatitudes, ces témoins n’ont rien à craindre car ils seront mis automatiquement dans l’humilité. Leur vocation chrétienne tient en trois mots: faire briller les béatitudes. « Que votre lumière brille devant les hommes! » : Mathieu écrit alors que la communauté chrétienne est en train de se séparer de la synagogue. Quelques années seulement après la résurrection du Christ, l’’église est plus que jamais en situation de minorité prise en étau entre Israël et l’océan des religions païennes de l’empire Romain, dans l’indifférence ou l’hostilité. C’est peut-être quand elle est méprisée, quand elle ressemble le plus à Jésus sur la croix, suggère Matthieu, qu’elle serait la plus lumineuse. St Jean qui écrit en dernier, vers la fin du premier siècle, fera dire à Jésus : « quand je serai élevé, j’attirerai tous les hommes à moi  », non pas au moment de l’élévation de la résurrection, mais bien au moment de la croix!

En conclusion, ces deux images nous font penser à Jésus lui-même, à la mission de chacun de ses disciples. Elles peuvent nous faire penser à l’évangélisation, celle où on se met au service de l’humain sans annoncer explicitement la Bonne Nouvelle, comme le sel dissous dans l’aliment. Et celle où on évangélise en mettant en lumière, en mots explicites, la Bonne Nouvelle. Cette dualité qui a fait couler tant d’encre, tant d’énergie, jusqu’à la fin des années 90, me rappelle une anecdote de ce temps de tensions entre catholiques finissaient en discussions souvent stériles. Je me rappelle qu’un jour quelqu’un avait pris comme Jésus une image de la conduite en voiture de nuit pour compléter les deux images de Jésus. Il avait dit ceci : « Lorsqu’on circule en voiture la nuit, si tu te mets « en plein phares », tu risques d’éblouir la voiture qui vient à ta rencontre. Si tu roules tous feux éteints ou « en lanterne », ce n’est pas mieux non plus, c’est même dangereux. La meilleure manière de se rencontrer et de se mettre « en code ». Rayonner juste assez de lumière pour que la vraie rencontre se fasse. Sans trop de lumière pour ne pas éblouir. Eh bien gardons cette image, qui a sa force, même si elle est moins poétique que les deux premières. Devenons toujours plus des disciples « en code » !

Amen

Nicolas Rousselot sj