Commentaire de l’Évangile de Sœur Anne Lécu

Dimanche 14 mars 2021, Laetare

« Celui qui croit en lui échappe au Jugement,
celui qui ne croit pas est déjà jugé,
du fait qu’il n’a pas cru au nom du Fils unique de Dieu. »

Après nous avoir emmené dans le temple dimanche dernier, pour assister au geste de Jésus qui met dehors les marchands et trafiquants en tous genres, afin de faire de la place pour les païens sur le parvis des gentils, nous voilà ce dimanche dans le chapitre 3 de l’évangile de Jean, pour entendre un discours qui nous parle de façon énigmatique (à première vue) de jugement et de foi. Je voudrais avec vous ce matin entendre cette bonne nouvelle, car c’est bien un dimanche de joie que nous célébrons, Laetare: «Réjouissez-vous ».
Lorsqu’il écrit son évangile, Jean sait que Jésus a été crucifié, qu’il est mort, pendu, suspendu, percé, sur un bois de malédiction, entre deux coupables, exposé en hauteur pour qu’on le voit de loin, défiguré. Mais il sait aussi que la croix est paradoxalement glorieuse, et que l’échec de Jésus est sa victoire.

Alors, il nous raconte une vieille histoire, du livre des Nombres. Le peuple hébreu a quitté la terre d’esclavage, en Égypte, il tourne et tourne dans le désert sans trouver la terre promise, et il regrette les oignons d’Égypte, et le confort de l’esclavage. Car savez-vous, la liberté est inconfortable. Le peuple erre, il a faim, il a soif, et voilà que des serpents brûlants mordent les Hébreux. Or, cette morsure est mortelle et le peuple n’en peut plus. Moïse supplie Dieu : « A quoi bon nous donner la liberté, si elle est assortie de la mort ? Viens à notre secours ! » Et Dieu propose à Moïse de façonner un serpent en airain pour le mettre en hauteur : qui regardera vers lui sera guéri, sauvé.

Voilà l’histoire à laquelle Jésus fait allusion, alors que Nicodème est venu le trouver de nuit. Cette histoire est aussi pour nous. Entre les lignes du texte, nous pouvons entendre que Jésus lui aussi a été élevé de terre, comme le serpent, et qu’en le contemplant défiguré, nous pouvons murmurer ce verset du psaume 33 : « Qui regarde vers lui  resplendira, sans ombre ni trouble au visage ».

  • Comment cela est-il possible ?

C’est bien vers la croix du Christ que Jean oriente nos regards. La croix est un instrument de torture pour exposer les maudits, une malédiction. Cela, la Bible le sait depuis bien longtemps, et Jésus le sait et sans doute n’imaginait-il en aucun cas cette issue à sa vie.

Avec son génie, Jean l’évangéliste superpose deux images complètement contradictoires : celle du serpent et celle du Seigneur. En quelque sorte, sur la croix, Jésus le Christ a pris la place du serpent. Il a pris la place du serpent de la Genèse, accusateur et menteur,

ce serpent qui deviendra un gros dragon dans l’Apocalypse, puissance de mal dont on ne sait ni d’où elle vient, ni qui elle est. Cette place maudite, il a accepté de la subir, et de s’y tenir du côté des coupables, entre ses deux voisins de croix, lui qui est l’innocent par excellence ; il a accepté non seulement de mourir comme un coupable, mais d’être confondu avec le péché lui même, avec le serpent. Le premier jugement est finalement celui du Christ, jugé, condamné par les hommes.

Mais s’il a pris la place du serpent, la place du maudit, cela signifie aussi qu’il n’y a plus de place pour le serpent. Il n’y a plus de place pour le serpent en ce monde, y compris s’il bouge encore, il n’y a plus de place pour le serpent dans nos vies. « L’accusateur de nos frères est rejeté, lui qui nous accusait jour et nuit devant notre Dieu » dit encore l’Apocalypse. Devant Jésus défiguré, plus personne ne peut accuser Dieu d’être indifférent au malheur de l’homme. En prenant la place du maudit, Jésus nous en délivre, il nous en dégage. En prenant sur lui toute malédiction, il nous en décharge. Voilà le lieu du salut : nous pouvons désormais être sûrs que rien n’est maudit dans nos existences. Lui seul porte sur ses épaules toute forme de malédiction.

Désormais, ni la maladie, ni le malheur ne sont plus des malédictions, le péché n’est plus une malédiction, et la mort non plus n’est plus une malédiction. C’est le sens de ce qu’Isaïe annonçait : « Il a porté nos maladies ». Pas seulement nos péchés, mais « nos maladies ». Tout au long de sa vie, au moment même où il guérit un aveugle ou un lépreux, Jésus prend sur lui la malédiction pour la séparer de la maladie. La maladie désormais n’a plus rien à voir avec la faute, et nous devons nous en convaincre, chaque jour. L’onction d’huile que vous allez recevoir, et qui va pénétrer vos corps et vos cœurs, est une puissance de bénédiction : vos vies, telles
qu’elles sont aujourd’hui, sont entièrement aimées, acceptées, accueillies par le Père, entièrement sensées, y compris quand l’épreuve que vous traversez semble, certains jours, insensée. Voilà ce que nous découvrons en contemplant le Christ qui a pris la place du serpent : il nous délivre de toute malédiction.

C’est ainsi qu’il faut entendre Jean :
« Car Dieu a envoyé son Fils dans le monde,
non pas pour juger le monde, mais pour que, par lui, le monde soit sauvé ».

Et c’est ainsi qu’il faut entendre Paul dans sa lettre aux chrétiens d’Éphèse :
« Dieu est riche en miséricorde ; à cause du grand amour dont il nous a aimés, […]
il nous a donné la vie avec le Christ : Avec lui, il nous a ressuscités […]
Cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu. »

Non pas « il nous ressuscitera », mais « il nous a ressuscités ». Mes frères, mes sœurs, le croyons-nous ? Car non seulement il en va de la foi, mais de notre salut. Là est la source de toute joie : le salut est offert et il est pour tous, pour la multitude.

  • Et là, les choses se compliquent et le discours de Jésus semble se durcir lorsqu’il parle du jugement et de la foi:

Celui qui croit en lui échappe au Jugement,
celui qui ne croit pas est déjà jugé,
du fait qu’il n’a pas cru au nom du Fils unique de Dieu.

De quoi s’agit-il ? Comment peut-on passer de cette affirmation extraordinaire : « Car Dieu a envoyé son Fils dans le monde, non pas pour juger le monde, mais pour que, par lui, le monde soit sauvé » à cette autre affirmation ? « Et le Jugement, le voici : la lumière est venue dans le monde, et les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises. »
Oui, il y a un jugement : se tenir au pied de la croix du Christ est dangereux et brûle qui s’y expose. En contemplant en vérité le Christ crucifié, nous découvrons ce qui dans nos vies est mort, et en même temps nous découvrons que l’amour du Christ brûle ce qui est mort en nous, y compris si nous y tenions. Tel est le jugement : ce n’est pas un jugement de condamnation, mais une séparation en nous entre ce qui est vivant et ce qui est mort. Il faut alors écouter très attentivement la fin de notre texte :

Celui qui commet le mal déteste la lumière et ne vient pas à la lumière,
de peur que ses œuvres ne soient démontrées coupables ;
mais celui qui fait la vérité vient à la lumière,
pour qu’il soit manifeste que ses œuvres sont faites en Dieu.

Le véritable mal, et c’est un malheur, arrive pour celui ou celle qui ne vient pas à la lumière par peur du jugement de Dieu. Il se prive ainsi de sa miséricorde, parce qu’il a lui-même jugé ses œuvres coupables, indignes de la miséricorde de Dieu. En revanche, celui ou celle (et bien sûr, nous sommes toujours et l’un et l’autre), qui ne commet pas le mal, ni d’ailleurs le bien, mais « fait la vérité », c’est celui qui ne craint pas de venir à Dieu avec toutes ses œuvres, bonnes ou mauvaises, en laissant Dieu l’éclairer, en laissant à Dieu le jugement. Il sait, celui-là, que la destruction de ce qui en lui est mort est une libération.

  • Mes amis, le Seigneur Jésus-Christ que nous cherchons comme Nicodème, dans les nuits de ce monde, Jésus notre ami et notre maître, n’attend qu’une chose de nous : que nous venions à lui tel que nous sommes. Il est le grand pauvre du monde, il peut tout entendre, tout recevoir de nos confidences, car il a visité les enfers, et rien de nos vies n’est désormais privé de sa présence. Rien n’est maudit, y compris notre péché. Il nous faut juste accepter qu’il brûle en nous ce qui est vain et sans avenir.

Le Christ a pris la place du serpent.
Il n’y a plus de place pour le serpent.
Nous n’avons rien à craindre de son jugement qui vient en nous détruire ce qui est déjà mort, afin que nous vivions.

Ce qui est entre nos mains, et ce n’est pas le plus facile, c’est d’y croire.
Croire que Jésus (et par lui le Père) nous accepte tels que nous sommes.
Croire qu’il croit en nous plus que nous-mêmes, et que sa confiance en nous peut nous transformer si nous la laissons agir.

Prions les uns pour les autres, afin que nous nous soutenions dans la foi, et que dans la vie quotidienne la plus banale, nous acceptions d’être acceptés, par les autres, et par notre Dieu. AMEN.

Anne Lécu op