« Rabbouni, que je retrouve la vue »

Dimanche 24 octobre 2021

Jr 31, 7-9; He 5, 1-6; Marc 10, 46-52

Nous sommes à la dernière étape du chemin de Jésus vers Jérusalem. Dans la ville de Jéricho, il a cette fameuse rencontre avec Bar Timée que nous connaissons tous, ce mendiant aveugle si hardi qui crie vers Jésus. Ce dimanche, je voudrais m’arrêter sur une découverte très intéressante. Les historiens nous expliquent en effet que l’évangile de Marc était lu dans son intégralité lors des veillées pascales au temps de la première communauté chrétienne de Rome. Il était lu spécialement aux catéchumènes qui allaient recevoir le baptême au lever du soleil. Le fait de lire cet évangile en intégralité signifiait une chose très profonde: ce qui s’est passé il y a quelques siècles sur les routes de Galilée, cela se passe aujourd’hui pour vous, car le Christ est ressuscité, et c’est de son Esprit que nous vivons. Ce qui s’est passé pour l’aveugle, cela va se passer pour vous dans un instant. Et en même temps, l’histoire qui vous est racontée n’est pas une histoire symbolique, c’est une véritable histoire. Le fait que nous sachions le prénom de l’aveugle en témoigne. Bar Timée, le Fils de Timée était certainement connu dans la Communauté des apôtres.Nous allons donc regarder cette actualisation dans le récit lui-même, puis je conclurai en proposant une courte actualisation pour les temps que nous vivons.

 Comme cet aveugle Bar Timée, les catéchumènes sont au bord du chemin, ils ne sont pas encore entrés dans l’église. Ils ont été attirés par la sainteté des chrétiens rencontrés ou plus directement par le message de Jésus. Peut-être qu’ils en ont eu assez cette société romaine ultra païenne avec toutes ses injustices. Comme le mendiant, ils ont poussé un cri: “Aie pitié de nous Seigneur, kyrie eleison”. Ils ont ressenti au fond d’eux-mêmes le désir du Salut.  Il y a quelques décennies, le père Bro, dominicain disait: “Tant que tu n’as pas crié, tu n’as pas prié!”, car crier, c’est sortir de soi-même.

Mais les gens réagissent en le rabrouant. Ils veulent le faire taire. Les catéchumènes aussi, ont été mis à l’épreuve. On ne rentre pas si facilement dans l’église; il faut être fort dans la persécution, ne pas trahir la communauté en révélant des noms, ne pas renier le Christ et le déshonorer. Il ne faut donc pas s’engager à la légère, mais être capable de choix exigeants concernant les pratiques matrimoniales ou concernant l’esclavage, ne pas avoir une conversion sans lendemain.

Or le mendiant crie de plus belle jusqu’à se faire entendre de Jésus, signe que sa foi est maintenant éprouvée. Il n’a plus peur de personne comme souvent les pauvres, qui n’ont rien à perdre. Jésus s’arrête et dit: “Appelez-le !”. Cet ordre renvoie à ce qu’on nomme encore aujourd’hui “l’appel décisif” des catéchumènes, moment qui se situe au milieu du Carême, et où ceux-ci s’engagent solennellement en écrivant leur nom sur les registres de l’Église. A cet endroit du récit, nous assistons aux différentes étapes de la liturgie du baptême qui sont rapportées les unes après les autres. Tout d’abord, l’aveugle jette son manteau, comme le catéchumène se dépouille presque entièrement, signe qu’il rejette le vieil homme. Il se tourne alors vers l’Occident, là où le soleil se couche, le lieu de la mort, pour se tourner ensuite vers l’orient, là où le soleil se lève. Avant d’entrer dans la piscine, le ministre pose les questions du Credo: Croyez-vous ? “Que veux-tu que je fasse pour toi ? » demande Jésus. -Rabbouni que je retrouve la vue. Le baptême s’appelait dans les premiers siècles “ l’illumination” car les anciens avaient bien compris que la foi donne de nouveaux yeux pour voir (on dirait dans notre langage ignatien, pour faire le discernement). Et grâce à cette illumination, tout joyeux, l’ancien aveugle intègre l’Église. En ce temps-là, on appelait l’Église, par exemple dans les Actes des Apôtres, « la voie ». Enfin, l’aveugle réintègre le peuple de Dieu, le voici sur le chemin pour vivre pleinement la mort et la résurrection du Christ.

Enfin voici deux ou trois points d’actualisation possibles. Tout d’abord, dans ce récit, nous contemplons l’immense respect de Jésus. Le cri, la liberté de Bar Timée fut mise à l’épreuve et c’est bien normal. Son désir s’est exprimé. Quand il vient vers Jésus, celui-ci lui demande: « que veux-tu que je fasse pour toi ? ». Pourtant, Jésus sait comme tout le monde qu’il souhaite la guérison, mais il le lui demande quand même car il ne peut rien sans le désir. Et il ne lui dit pas ensuite: “ Voici je t’ai sauvé”, mais “ Ta foi t’a sauvé”,  c’est-à-dire l’Esprit de mon Père est venu en toi te donner le Salut. Il est bon de contempler cette mise à l’épreuve, alliée à ce si grand respect de la liberté. Dans la relation, Jésus met la barre haute tout en ayant un immense respect de la liberté, qui est le signe même de l’Esprit. Ensuite ce récit nous dit quelque chose de la médiation de l’Église. Celle-ci est représentée par la foule qui rabroue l’aveugle, qui est au service de la liberté. Et dès que Jésus a reconnu le cri de l’aveugle, la foule qui faisait écran ouvre un passage entre l’aveugle et Jésus et l’encourage: “Confiance il t’appelle!”. Voici une belle image de la vocation de l’Église: se mettre au service de la liberté des personnes en faisant tout pour que le Créateur puisse librement parler à sa créature et inversement, tel que nous l’enseigne St Ignace. Aujourd’hui, nous pouvons regretter que l’Église non seulement soit l’écran provisoire, mais bâtisse un mur pour que cette communication devienne très difficile. C’est le grand risque que nous mesurons, surtout depuis une quinzaine de jours… Nous formulons tous le vœu que notre Église retrouve un chemin baptismal, qu’elle quitte son point aveugle, dans les prochaines semaines, les prochains mois. Je termine par une anecdote. Il y a quinze jours environ, je rencontrai un jeune prêtre, ordonné il y a peu, et profondément abattu. Les larmes coulaient dans ses yeux. Je l’ai revu mercredi, me disant: Tu sais ce qui m’est arrivé. Sans se concerter, quatre personnes m’ont téléphoné cette semaine demandant le baptême: un cuisinier, une étudiante, des profils très différents. J’accueille leurs demandes comme un signe. Signe que l’Esprit est toujours à l’œuvre. Sans doute, plus nous serons dans la vérité, plus il pourra agir librement. C’est notre vœu le plus cher.

P. Nicolas Rousselot, sj