« Tel fut le commencement des signes que Jésus accomplit. C’était à Cana de Galilée »

 

Dimanche 16 janvier 2022

 

Is 62, 1-5; 1 Co 12, 4-11; Jn 2, 1-11

 

Je remercie l’église Saint Ignace et son chapelain, Nicolas Rousselot, de leur invitation à parler. Vous m’avez invitée pour faire, non une homélie, ni une famélie, comme on plaisante dans le quartier, mais un commentaire. Devant vous aujourd’hui, je n’ai pas d’autre qualité que d’être « une « femme qui lit avec d’autres les Écritures ». Et qui possède un crayon. Vous qui êtes venus aujourd’hui, vous êtes aussi des hommes et des femmes qui peuvent lire les Écritures et qui ont un crayon.

Je parle du crayon pour pouvoir corriger un peu les traductions. On m’avait appris qu’il ne fallait pas écrire sur une bible. Mais lorsque j’ai pu voir de plus près les textes et leurs traductions, alors l’usage du crayon – effaçable – m’a paru pleinement justifié.

Je prends tout de suite un exemple : dans l’évangile que vous venez d’entendre, le traducteur fait dire à la mère de Jésus : Tout ce qu’il vous dira, faites-le. Eh bien, c’est une erreur, à la fois matérielle et spirituelle si je puis dire. Je m’explique.

Une erreur matérielle, d’abord : le mot « Tout » a été rajouté. Tout ce qu’il vous dira.  Chose étonnante, ce rajout n’existe, si j’ai bien lu, que dans les traductions des pays latins (Italie, Espagne, France, Portugal). Le mot « tout » ne figure ni dans le premier texte grec, ni dans la vulgate latine, ni dans les autres traductions anglaises, allemandes, etc…) D’où que j’ose dire que c’est une erreur, là, je n’interprète pas. Je constate. Pourquoi cet ajout dans ces pays-là? Je ne sais pas.

« Tout » serait-il un mot romain ?

 

Ce mot est aussi à mon sens une erreur spirituelle – et là, j’interprète – Il me semble que l’obéissance « totale » n’est pas du goût de Marie. Même l’archange Gabriel s’y est frotté : il lui propose d’abord de concevoir elle seule un fils du Très Haut qui régnerait éternellement, mais elle ne pas dit son « fiat » à ce moment-là, elle ne succombe pas à cette tentation de toute puissance. Elle lui oppose au contraire le « comment cela sera-t-il, je ne connais pas d’homme… » Elle veut de l’autre. Alors, l’ange change de discours… « l’Esprit Saint viendra… » Elle ne concevra pas toute seule… Marie n’a donc pas commencé par dire oui, elle a su discerner.

Aussi aujourd’hui si son fils marque bien la séparation entre elle et lui, ça ne peut pas l’étonner, elle, ni la vexer. A mon humble avis, c’est bien dans leur style à tous les deux.

Pourquoi demanderait-elle aux serveurs une obéissance totale qu’elle-même n’a pas pratiquée, même envers un messager divin ?

Vous pourriez me dire : est-ce que vous n’exagérez pas l’importance de ce petit mot : « tout » ? est-ce si grave ?

Je vais vous citer un passage d’un théologien (Joël Molinaro) qui s’est penché sur les abus sexuels dans l’Église :

Souvent la figure de la Vierge Marie est utilisée. Elle incarne, chez les abuseurs, l’obéissance servile à la volonté de Dieu, elle est celle qui dit toujours oui. Les prédateurs la transforment en une figure réclamant la soumission (« Tout ce qu’il vous dira, faites-le » Jn 2, 5), ce qui est très différent de l’obéissance librement consentie.

Cette fois, je prends mon crayon, je barre le mot « tout ». « Ce qu’il vous dira faites ».

 

Nous sommes à Cana devant un texte merveilleux, n’est-ce pas ? Mais justement, voilà le problème, ce merveilleux peut être difficile pour nos esprits formés à la science. Peut-être ne pouvons-nous, aussi facilement que nos ancêtres, accepter que l’impossible ait lieu …

Quel sens peuvent avoir pour nous, aujourd’hui, les 37 miracles de Jésus ?

Comme toujours, les poètes passent en premier lorsqu’il s’agit d’une intelligence de la vie. Aussi est-il agréable de nous laisser emmener par le poète incroyant  hyper rationnel qu’est Paul Valéry. Il finit tout de même par écrire ceci (ce qu’il appelle « le faux », moi, je l’appellerais « « l’impossible ou « ce qui n’existe pas »)

 

« C’est une sorte de loi absolue que partout, […], à toute période de la civilisation, dans toute croyance […] le vrai se donne le faux pour ancêtre, pour cause, pour auteur, pour origine et pour fin, sans exception ni remède, – et le vrai engendre ce faux dont il exige d’être soi-même engendré. »

A Cana, l’évangéliste Jean ne nous raconte pas ce qui est humainement possible, il nous fait changer d’étage et nous emmène dans la force mystérieuse des relations, l’endroit où le savoir cesse, où il s’agit d’une toute autre dimension, celle de la confiance. C’est l’étage non pas des objets et des preuves mais des sujets et des signes.

D’ailleurs, le mot qui est ici traduit par « miracle » n’est jamais employé par Jean ; partout, il a choisi le mot « signe » semeion. Ici, Jésus fait signe. Qui dit signe dit geste de quelqu’un pour un autre. Nous passons du monde rationnel au monde relationnel, si je puis dire.

Où donc apparait le vin dans cette histoire ? Je reprends le texte :

Jésus dit à ceux qui servaient : Remplissez d’eau les jarres. Et ils les remplirent jusqu’au bord. Il leur dit ; « Maintenant puisez et portez-en au maître du repas ». Ils en portèrent. Et celui-ci goûta l’eau changée en vin. Il ne savait pas d’où venait ce vin, mais ceux qui servaient le savaient bien, eux qui avaient puisé l’eau. Alors le maître du repas appelle le marié, et lui dit : Tout le monde sert le bon vin en premier…etc.

Le texte parle-t-il d’une transformation magique de l’eau en vin ? A lire attentivement, c’est pourtant bien de l’eau qu’ont puisé les serveurs.

Le « signe » passe d’abord par la foi des serveurs : ce sont eux qui font l’action. Il faut accepter d’être mêlé à de la folie pour faire ça. Jésus devait avoir un mode de relation tel qu’on pouvait entrer en folie avec lui, il fallait faire confiance pour oser aller porter ce qu’ils « savaient être de l’eau ». Marie ne s’y est pas trompé : la plus grande foi commence au plus modeste niveau, les serveurs. Ceux qui peut-être acceptent les premiers de ne pas comprendre.

Car c’est bien de l’eau que les serveurs ont puisé dans les jarres, et non pas encore du vin.  Cette eau ne devient vin que lorsqu’elle est portée à l’autre, ici le maître du repas puis le marié. C’est l’eau donnée avec confiance qui devient vin, non pas l’eau stockée dans les jarres, le vin apparaît dans l’eau portée à autrui, l’eau entrée dans la relation. C’est le vin de la confiance.

Ce signe de Jésus dont personne, ni lui ni sa mère, n’a maîtrisé l’heure, ce signe qui est advenu lorsque c’était le moment, a eu l’effet raconté par Jean : Jésus  » manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui « .

De quelle gloire s’agit-il ?

Voilà ce qui s’est passé pour moi en préparant ce commentaire pour vous. Voulant répondre à cette question, je me suis trouvée embarquée… Je me suis aperçue que les miracles du Christ ont tous la relation pour terrain.

À ce propos, je remarque que, dans les tentations au désert, les miracles suggérés par le diable, comme « « changer des pierres en pain » ou « se jeter du haut du temple », seraient au contraire des miracles égoïstes. Au désert, si Jésus faisait un miracle, comme le lui commande Satan, ce serait seulement pour lui-même. Si tu es fils de Dieu, prouve-le en faisant ce qui te mettra au-dessus de tous les autres, fils d’un dieu qui régirait les lois du monde pour toi seul.

Or, c’est exactement ce que Jésus refusera jusqu’à sa dernière minute : « Si tu es fils de Dieu, descends de la croix », « Si tu es le Christ, sauve-toi toi-même et nous croirons en toi. » C’est bien la dernière tentation du Christ : faire un miracle seulement pour lui-même, sans l’autre et contre l’autre. Contre ceux qui l’ont jugé et condamné, ceux qui ricanent. Il refuse d’être seul fils d’un dieu omnipotent auquel ensuite les hommes croiraient pour leur perte.

Arrivée là, je me suis posé ces questions que je me permets de vous transmettre : en ne descendant pas de la croix,

  • Jésus sauve-t-il l’humanité pécheresse pour plaire à un dieu qui demanderait le sacrifice ?
  • ou bien nous sauve-t-il d’un dieu tout puissant qui le sauverait lui seul et qui serait notre propre perdition ?

Heureusement pour nous, en restant mortel, en demeurant de notre côté, il continue jusqu’au bout à déjouer le piège de Satan, il témoigne contre l’idole, le prince de ce monde. Il nous garde en présence du Dieu des vivants, « Notre Père » qui seul peut ressusciter ses fils.

Je ne pensais pas vous emmener là, mais les chercheurs sont un peu comme les serveurs. Ils vont puiser l’eau, sans savoir à l’avance ce qui arrivera.

Pour terminer, cette phrase de Paul Valéry encore :

« Que serions-nous donc sans le secours de ce qui n’existe pas ? »[1]

Marie Balmary

 

[1] Paul Valéry, Variétés II, La Petite Lettre sur les Mythes (1930), pp. 243-258