Se Laisser Transfigurer
Dimanche 13 mars 2022
Lc 9, 28b-36
Nous avons aujourd’hui un récit très intense et aussi très énigmatique. Jésus est en prière avec trois de ses disciples, faisant une sorte de retraite à l’écart sur la montagne. Dans sa prière, Jésus est trans-figuré, c’est-à-dire son visage, son corps, son vêtement changent, comme si son intérieur brûlant d’amour devenait visible. Comme si sa véritable identité -vrai Dieu et vrai homme- se manifestait. Hormis les récits de résurrection, c’est le seul moment où nous voyons Jésus être corporellement si différent de nous. Mais est-il si différent de nous ?
Il y a des expériences humaines qui expliquent un peu l’expérience si singulière du Mont-Thabor. Pour ma part, je me rappelle ce qui s’est passé un soir de Noël en 80, alors que j’étais en première année de séminaire. Il y avait dans notre promotion de séminaristes un jeune vietnamien venu de ce que nous appelions à l’époque les « Boat-people ». Il avait été interné de longues années dans les camps, mais comme il faisait de l’apostolat, on l’avait mis comme le prophète Jérémie au fond d’une citerne américaine où on lui balançait une fois par jour un peu de nourriture. Un jour, il avait pu s’échapper de cet enfer. Arrivé en France, il avait tout naturellement demandé à rejoindre un séminaire. Je me souviens ce soir de Noël, nous avions eu une petite fête. Un peu plus tard, j’entrai dans la chapelle. Il y avait Jean Dich (c’est son nom) seul au milieu. Je le vois encore, de dos, au milieu, à genoux dans une attitude que je n’oublierai jamais : les mains jointes, les bras tendus tout en supplication. Toute la chapelle dans la pénombre semblait prise dans sa prière. Toutes proportions gardées, cette expérience exprime un peu ce qui s’est passé pour le Fils de l’homme sur le mont Thabor : un moment où l’Esprit se rend visible, à l’heure où on ne s’y attend pas.
Cette expérience peut aussi se retrouver, de façon plus discrète, quand on visite un monastère, sur le visage d’une moniale ou d’un moine, souvent âgé. Le visage buriné par la prière ressemble étrangement à un visage d’enfant. Pensez aussi au dernier portrait du frère Charles de Foucauld, avec son sourire indéfinissable et des yeux venus de si loin, qui expriment un peu ce que nous serons dans l’autre monde. Pour nous mêmes, nous pouvons dire aussi que l’Esprit qui demeure en nous peu à peu nous transfigure, change aussi notre visage, Pâques après Pâques, année après année. Au fur à mesure que nous prenons de l’âge, nos cheveux se perdent, nos rides apparaissent ou se creusent, mais notre regard change, nos yeux augmentent normalement d’intensité et de bonté. C’est le signe normal de notre transfiguration baptismale.
Jésus ne faisait pas cette expérience du Thabor à chaque fois qu’il priait. Aujourd’hui, il est sur le chemin de Jérusalem. On dit dans le texte qu’il parle de son départ, littéralement de son exode, c’est-à-dire de sa Pâques, de l’accomplissement de tout le cheminement du peuple d’Israël. Le Père dit aux apôtres : « Ecoutez-le ! ». C’est étrange, il pourrait dire « regardez-le ». Il est transfiguré devant vous car il sera défiguré, vous ne le reconnaitrez pas. Mais vous pourrez l’écouter. Ecoutez-le toujours. La gloire de Dieu, c’est-à-dire le rayonnement de son amour, littéralement le poids de son amour, faites-en l’expérience sensible maintenant, car cette gloire va se cacher. Il ne faudra pas perdre l’espérance. Dans le langage ignatien, on dira que les trois apôtres ont reçu sur cette montagne une forte consolation, un passage de Dieu qu’ils n’avaient pas prévu et qui les fait participer au mystère du Fils, pour les fortifier, et fortifier, consoler ensuite tous ceux qu’ils rencontreront.
Il nous est peut-être arrivé, avant d’affronter une épreuve, de recevoir en amont une consolation, un signe de Dieu. Ceci n’est pas rare, n’est pas réservé aux grands mystiques. J’en parle d’autant plus volontiers que certaines personnes de l’église Saint Ignace m’ont déjà confié avoir fait semblable expérience. Il s’agit parfois d’un saut dans la foi que nous sommes invités à franchir, avant qu’un événement douloureux survienne. Cela arrive simplement, comme un signal faible : « tiens bon, accroche-toi à moi ! Ne t’inquiète pas, tu tiendras l’épreuve, ta foi est plus grande que tu ne penses. Ou bien, ma puissance est là, cachée au creux de ton épreuve ou l’épreuve que traverse tes enfants. Nous pensons bien sûr ce matin à tous les croyants qui sont sous les bombes en Ukraine. Nous demandons au Seigneur que paradoxalement, ils voient se manifester dans leur tragique expérience la gloire du Sauveur. Certes il n’arrêtera pas les pluies de bombes d’un coup. Le cœur des agresseurs semble être superbement blindé, mais il se manifestera par le don de la prière, le don d’une paix au milieu des angoisses, comme en rivière souterraine ; ou encore le don de gestes de solidarité au-delà du commun, ou une force intérieure dont les récits de guerre relatent souvent l’incroyable présence. Bref, nous souhaitons qu’au milieu du pire, nos frères connaissent le meilleur.
Nous qui sommes encore en paix, croyons en la force de la prière. Certes il faut un immense saut de la foi, pour ne pas prier du bout des lèvres, tellement nous nous sentons démunies, comme des nains face à des géants. Mais pourquoi serions nous aussi désabusés, voir découragés devant ce saut de la foi ? Saint Ignace et Saint François-Xavier dont nous fêtons aujourd’hui le 400e anniversaire de la canonisation, qu’auraient-ils fait à notre place ? Les connaissant un peu, je vous le laisse deviner.
Nicolas Rousselot, sj