Les « gilets jaunes » et la crise du lien social
Méditations de Carême 2019
Jeudi 12 mars – Méditation 1
Madame Nathalie Sarthou-Lajus, Rédactrice en chef de la revue Etudes
- Saint-Ignace à Paris, mardi 12 mars 2019.
- Saint Ferréol à Marseille, dimanche 24 mars 2019
Ces dernières années, nous avons assisté à des mouvements sociaux inédits qui ont fortement clivé la société en révélant ses fractures. Ils dénoncent toujours des systèmes de domination, mais ils n’ont plus la structure claire des rapports de classe : ils échappent aux processus traditionnels d’encadrement et deviennent protéiformes. Aussi nous laissent-ils désorientés et embarrassés. Nous redoutons le chaos avec la libération d’un flot de paroles haineuses, destructrices. Evénement majeur de l’année 2017, l’explosion de la parole des femmes pour dénoncer les abus sexuels dont elles sont victimes, suite à l’affaire Weinstein, a marqué une nouvelle étape dans l’histoire de leur émancipation et de leurs rapports avec les hommes, au risque d’ouvrir la porte à la délation. En 2018, la révolte des gilets jaunes, suite à la hausse d’une taxe, marquera sans nul doute une nouvelle étape dans les luttes sociales en France : des protestations sont parties dans tous les sens, manifestant une défiance vis-à-vis de tous les porte-paroles traditionnels (gouvernement, élus, syndicats, médias, intellectuels). Jusque dans leur désordre et leur violence, ces mouvements sociaux participent d’une individualisation de nos sociétés où la lutte pour conquérir sa place est l’objet d’une concurrence qui accroît les rivalités et les inégalités, où les acteurs ne sont plus assurés d’occuper les positions auxquelles ils se destinent avec une angoisse forte du déclassement. Par-delà les plaintes et les accusations, ils posent des questions essentielles avec au fond la même urgence de vivre : Comment pouvons-nous faire encore communauté ? Comment retisser du lien social ? Comment trouver sa juste place parmi les autres ?
« Bonnets rouges », « gilets jaunes », ces mouvements sociaux ne manquent pas d’imagination pour donner de nouvelles formes aux luttes sociales, en retournant l’invisibilité des gens modestes, pour la plupart issus de milieux ruraux, en affirmation de soi désordonnée certes, mais haute en couleurs : « une prise des couleurs plutôt qu’une prise de parole », comme le relevait avec justesse le philosophe Pierre Zaoui (Philosophie Magazine). Une prise de couleur pour des personnes qui peinent à prendre la parole et à trouver une place dans le débat tel qu’il est organisé. Et, même si de nombreuses et remarquables analyses ont été produites sur le mouvement des gilets jaunes (« Gilets jaunes, hypothèses sur un mouvement », AOC, La Découverte), il n’y a pas d’intellectuel de l’envergure d’un Bourdieu pour les relayer dans cette bataille de la prise de parole publique – je pense à l’ouvrage collectif, « La misère du monde », ce travail d’enquêtes que le sociologue avait dirigé auprès des personnes en situations économiques fragiles à partir de longs entretiens dans les années 1990, quand on parlait déjà de « fractures sociales ». On se demande comment soutenir un mouvement populaire dont les dérives furent aussi violentes et haineuses ? Il y a eu de la casse, des voitures brûlées, des monuments dégradés, des mains arrachées, des expressions de racisme et d’antisémitisme, des propos injurieux et des blessés graves. Tous ces débordements de violence, de part et d’autre, sont condamnables. Ils sont les symptômes d’un risque de fragmentation de la société en des camps irréconciliables. Mais n’est-il pas trop aisé de stigmatiser « une foule haineuse » ou « une foule animale » comme on a pu l’entendre ici ou là, en oubliant qu’il existe des causes sociales et économiques aux attitudes violentes des populations les plus fragilisées ? La violence spectaculaire, bien sûr inacceptable, provient d’une autre violence moins visible qui la précède et qu’il importe de discerner.
Des mutations profondes de la vie sociale peuvent éclairer cette violence sourde. Les inégalités sociales et territoriales ne sont certes pas nouvelles. Mais l’individualisation de nos modes de vie a transformé leurs représentations. Selon certains sociologues, on est passé « de la lutte des classes à la lutte des places » (Michel Lussault). La question « Quelle est ma place dans la société ? » est devenue centrale pour les individus aussi bien dans leur vie professionnelle que dans leur vie familiale où les rôles aussi sont redéfinis et deviennent plus incertains. Avec la perte d’une claire conscience de classes, les individus sont conduits à se comparer davantage entre eux pour trouver leur place et s’ajuster les uns aux autres : les comparaisons et les rivalités s’exacerbent, le sentiment d’être maltraité et méprisé s’accroît. Des mots comme « plainte », « harcèlement », « victime » ont remplacé le vocabulaire traditionnel de la lutte pour l’émancipation. Dans les mouvements sociaux de ces dernières années, il est beaucoup question de souffrances. Cette expression pourrait heurter, agacer, comme un chapelet interminable de doléances. Pourtant, dans cette nébuleuse idéologique, la mobilisation d’individus qui se regroupent pour lutter ensemble témoigne que ces derniers ne comptent pas s’enfermer dans des positions victimaires et qu’ils entendent prendre leur destin en main, devenir des citoyens actifs.
Des individus sont capables de se rassembler et d’agir ensemble, parce qu’ils se reconnaissent dans leurs difficultés, dans leurs souffrances. Une partie de nos concitoyens souffrent. Et la souffrance ne ment pas. Elle peut être dévoyée dans ses fins, tordue dans son expression, mais elle existe. Une partie de nos concitoyens souffrent, et il faudrait qu’ils se taisent ? Comprendre ce que recouvre au juste cette souffrance demande de l’écoute, du tact et du temps pour échapper aux discours préfabriqués. Le regard spirituel de la philosophe Simone Weil, familière de la condition des classes populaires, comme peu d’intellectuels aujourd’hui, invite à ne pas se précipiter dans l’interprétation de cette souffrance : « Quand les malheureux se plaignent, ils se plaignent toujours à faux, sans évoquer leur véritable malheur ; et d’ailleurs dans le cas du malheur profond et permanent une très forte pudeur arrête les plaintes. » (La condition ouvrière, p. 224) Les réseaux sociaux ont certes changé la donne. Les notions de pudeur et de dévoilement progressif de ses malheurs s’estompent. Il semble que tout peut se dire à n’importe qui, dans un brouillage constant des frontières du privé et du public, entre témoignage et exhibition. Mais si on parle plus facilement de ses malheurs aujourd’hui, si tout se balance sur le Net, les expériences de mépris et d’humiliations restent difficiles à verbaliser et à dépasser. Le partage avec une présence vivante s’impose pour amorcer un long parcours de reconnaissance. D’où la nécessité d’aller sur le terrain pour écouter la détresse qui s’exprime dans l’égrenage des plaintes, pour entendre ce qui ne parvient pas toujours à se dire des souffrances individuelles et sociales souvent entremêlées. Car la détresse est parfois si profonde qu’elle est souvent dissimulée par l’expression de problèmes qui dans l’immédiat paraissent plus simples à résoudre.
Ainsi, le mouvement de révolte des gilets jaunes est parti de la hausse d’une taxe sur les carburants, mais très vite d’autres plaintes ont surgi. Comme la journaliste Florence Aubenas le remarque dès les premières manifestations sur les ronds-points : « Le seul sujet dont personne ne parle, c’est le moratoire pour la taxe sur les carburants, que vient juste d’annoncer le gouvernement. La hausse de son montant avait déclenché le mouvement, mais ça n’intéresse plus personne. Trop tard. Tant pis. Déjà ailleurs. Certains ne sont même pas au courant. » (Le Monde du 15 décembre, « la révolte des ronds-points »). D’autres plaintes ont pris le relai : trop cher (les courses à l’hypermarché la calculatrice à la main, un budget réduit pour les cadeaux et les loisirs, le 8 du mois plus d’argent sur le compte), le travail ne paie pas et n’offre pas la reconnaissance attendue, puis l’isolement et le sentiment d’abandon qui vont avec la précarité et le déclassement (ne plus pouvoir recevoir personne chez soi à part la famille), enfin les sentiments d’humiliation et de mépris à l’origine de la colère et de la rage. Mais aussi un désir de solidarité s’est exprimé : le sentiment de retrouver un peu de chaleur humaine, une nouvelle famille, des gens avec lesquels partager ses difficultés et ses colères, des problèmes que l’on n’aurait pas imaginé déballer, retrouver un peu de dignité pour soi et vis-à-vis des autres. Sur les ronds-points s’est ouvert un espace de parole et d’échange pour transformer les plaintes en conscience plus aigüe de sa situation et sortir du sentiment de son impuissance. Les populations concernées ne sont pas celles qui sont les plus touchées par la grande précarité, mais elles s’inquiètent de la fragilité de leur niveau de vie et partagent un même sentiment d’être méprisées dans leurs manières de vivre. Bon nombre d’individus sont confrontés à des expériences d’humiliations dans des sociétés centrées sur le culte de la performance qui développent une image caricaturale d’une vie réussie, celle des premiers de cordée, avec un mépris pour les plus vulnérables ou les moins efficaces. Lorsque les derniers de cordée sont constamment renvoyés à leur statut inférieur, en dépit de leurs efforts, ils éprouvent inévitablement un sentiment de honte et de colère. Dans le sillage d’Hegel et de sa vision centrale de la lutte pour la reconnaissance, le philosophe allemand Axel Honneth a développé un examen précieux des différents formes de mépris et de la part de soi-même qui se trouve blessée, et parfois à jamais détruite dans ces types de relation : de la capacité à faire confiance jusqu’aux sentiments de son intégrité et de sa propre réalité. Dans un climat social paranoïaque, c’est principalement cette capacité à faire confiance qui est atteinte. Or sans confiance, aucune vie en communauté n’est possible.
Les revendications qui s’expriment sont certes contradictoires. Ce ne sont pas là toujours mes opinions, mais comment ne pas se retrancher derrière ce qui nous divise quand c’est là notre pente naturelle ? On ne peut avancer dans cette réflexion que si nous prenons d’abord acte de ce qui nous sépare, si nous sommes davantage réceptifs à nos désaccords. Ce n’est pas simplement notre système représentatif qui dysfonctionne, mais notre capacité à nous mettre à la place de ceux qui nous sont étrangers et à transformer nos expériences individuelles en parole collective. Nous le savons bien, un tel effort est nécessaire pour vivre dans n’importe quelle communauté, qu’elle soit politique, religieuse, familiale, amicale ou amoureuse. Ecouter d’autres voix, supporter d’autres émotions, tolérer d’autres convictions, reconnaître d’autres décisions, comprendre d’autres idées, imaginer « d’autres vies que la mienne », selon le beau titre d’un roman d’Emmanuel Carrère : un tel dépaysement intérieur et spirituel est-il à notre portée ? Ne pas s’en tenir à « ce ne sont pas là mes opinions », « ce n’est pas là mon monde, ma culture, ma religion… » : serons-nous capables d’un tel effort d’imagination ? Aurons-nous l’imagination et l’énergie spirituelle pour sortir de nos égoïsmes et de nos certitudes ? D’autres nous-y aident, chaque fois que nous fléchissons dans un réflexe de peur et de défense. Principalement des romanciers (Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu), des cinéastes (Normandie nue de Philippe Legay sur la crise agricole en Normandie), des spirituels aussi. Ils jouent un rôle salutaire pour l’éthique publique et la paix sociale, parce qu’ils sont les passeurs indispensables dans un monde de plus en plus fragmenté en une multitude d’intérêts et de camps qui ne parlent plus le même langage. La France périphérique qu’évoquent les géographes et les sociologues, cette France qui vit loin des grandes métropoles, dans des zones désertées par les transports et les services publics comme par les commerces de proximité, n’est pas étrangère aux périphéries vers lesquelles le Pape François nous demande d’aller. L’Eglise est prophétique quand elle participe à la construction d’un monde commun où chacun a sa place parmi les autres, où il n’y a pas de laissés pour compte. Les figures catholiques les plus populaires sont celles qui ont pris le parti des plus pauvres, des plus simples, et dont l’existence même est un exemple et un appel à une vie plus fraternelle : l’abbé Pierre, Mère Térésa, Joseph Wresinski, Jean Vanier…
Si l’Eglise est « un hôpital de campagne », comment ne serait-elle pas présente sur les « ronds-points » de la France périphérique et dans le grand débat national ? Comment l’Eglise ne serait pas présente sur tous ces nouveaux champs de batailles sociales où se cherchent de nouvelles formes de solidarité ? Lorsque le pape François incite les catholiques à « aller aux périphéries » pour annoncer l’Evangile, cela ne signifie pas forcément « partir loin », mais davantage « se tenir sur le seuil ». Il renoue avec le geste évangélique de l’itinérance en invitant les catholiques à sortir du refuge de l’entre soi, pour se risquer à l’écoute et à la conversation sur les nouveaux lieux où s’expriment les blessures intimes et sociales. Se tenir sur le seuil, aller aux périphéries, c’est quitter la position du centre du pouvoir et des influences, c’est abandonner la posture surplombante du maître, du donneur de leçon, du technocrate, de celui qui prétend détenir « la vérité » ou bien « la solution à nos problèmes » ou encore « la bonne vision du monde » pour se dépayser, pour aller vers ceux qui ne pensent pas comme nous, vers ceux qui ne vivent pas comme nous et comprendre ce qui les anime. La sortie sur le seuil n’indique pas simplement un mouvement physique ou un lieu géographique, elle implique une conversion culturelle et spirituelle : elle suppose un consentement au décentrement de soi et aux risques de transformation qu’implique toute vraie rencontre. Se tenir sur le seuil suppose d’adopter un style d’ouverture et d’humilité qui ne repose plus sur le seul exercice de sa puissance et ainsi de « bâtir un leadership sur les failles et non pas malgré elles », comme le dit la rabbin Delphine Horvilleur.
Il est toujours plus simple de faire le constat pessimiste du chaos, du désordre, que d’imaginer des solutions pour s’en sortir. D’autant plus que le pire est facile à imaginer quand on regarde ce qui se passe à l’étranger et que l’on constate le succès des leaders populistes. Il serait pourtant grave de laisser les rancoeurs fermenter. Nous ne savons pas où « nous » allons, mais un nouveau « nous » cherche à s’élaborer en tâtonnant sur la forme de son organisation. Une démocratie ne vit-elle pas aussi de sa propre incertitude sur son avenir ? Efforçons-nous de discerner dans cette incertitude un kaïros social, une chance à saisir pour promouvoir une société plus solidaire, plus fraternelle, où chacun a sa place et son utilité dans la cordée, où la possibilité d’échouer ou de se tromper n’est pas honteuse ; comme le dit Véronique Fayet, présidente du Secours catholique, dans un entretien croisé avec le Président du Medef (lui aussi catholique) : « Avançons non pas les uns contre les autres, mais les uns avec les autres » (entretien paru dans La Vie). Osons une vraie réflexion sur la vie commune et faisons une place à la confrontation sans nous enfermer dans des enjeux communautaires, en prenant soin de nos diversités et de nos solitudes. Dans un monde polarisé où les adversaires récusent d’emblée toute critique et ne se rencontrent que pour s’insulter, réinventons des rites du débat public telle que la disputatio médiévale. N’ayons pas peur de nous « disputer » de façon ritualisée et publique pour progresser dans la représentation de ce qui nous fait tenir encore ensemble, en donnant d’abord l’exemple au sein de notre Eglise. La mentalité synodale participe de cette culture de « la dispute » où l’on accepte d’avoir des désaccords, des différends, sans que cela soit nécessairement un drame. Je rapporte les propos de Paul Ricoeur dans son « Plaidoyer pour une utopie ecclésiale » : « Il faut accepter d’être divisé et appliquer démocratiquement la loi majorité-minorité. Pourquoi serait-on réduit au silence si on n’est pas d’accord ? Au lieu de rester bouche cousue pour respecter les autres, pour ne pas les offenser, il faut aussi avoir le courage de s’affronter. L’Eglise n’est pas le lieu où l’on ne s’offense pas, elle est le lieu où l’on pardonne les offenses ; il faut avoir le courage de ça ! ». Les appels à la participation citoyenne sont vains s’ils ne sont pas attentifs à la pluralité des convictions et à la demande de considération des personnes directement concernées par des situations de précarité ou en voie de précarisation. L’une des clefs de l’absence de ces personnes dans le débat public et de leur dépolitisation tient au sentiment de mépris de leurs expériences et de leurs idées. Tirons enfin des leçons d’associations telles que le Secours catholique ou ATD quart-monde, de leur mise en place d’une culture du « croisement des savoirs ». Il serait dommage de se priver de leur expertise en matière de délibération participative.
La dette sociale pèsera au moins aussi lourd, si ce n’est plus, sur l’avenir de nos démocraties, que la dette financière qui nous obsède tant. Cette dette sociale explose aujourd’hui avec les perdants de la mondialisation qui se rappellent aux premiers de cordée. L’apaisement de cette dette sociale dépendra de notre capacité à retisser des solidarités et à nous considérer comme des citoyens matures, avec les obligations réciproques qu’exige notre insoutenable fragilité.
Nathalie Sarthou-Lajus