Le refus obstiné des habitants de Nazareth

(Mc 6, 1-6)

Dimanche 4 juillet 2021

Ce dimanche, je vous invite à mieux comprendre le refus des gens de Nazareth d’accueillir Jésus. Nazareth : un petit village de 150 habitants en Galilée, à flanc de collines, avec des maisons troglodytes. Un endroit pauvre, sans être misérable où tout le monde se connaît. Pourquoi donc n’ont-ils pas accueilli Jésus comme dans les autres villages ? Pourquoi un tel scepticisme de leur part, pour reconnaître non seulement Jésus comme Messie, mais comme un simple prophète ? Comment se fait-il que Jésus ait vécu pendant 30 ans parmi eux sans leur laisser une impression positive, comme s’ils n’avaient pas été marqué durablement par la qualité d’âme certainement exceptionnelle. Ce passage nous plonge dans un abime de perplexité. On connaissait le refus des pharisiens, le refus des autorités du temple. Nous voici maintenant face au refus de son clan, de sa propre famille ; un refus qui certainement l’a fait souffrir beaucoup plus, un refus comme une «  écharde dans la chair » comme dit St Paul. Votre refus montre a contrario que je suis réellement un prophète, conclut Jésus, nul n’étant prophète en son pays. Il n’empêche. Ce refus qu’on ne peut mettre en doute historiquement, est profondément troublant.

Je vous propose donc de l’approfondir en nous appuyant sur quelques études récentes. La première partie sera autour du métier de Jésus, la 2ème sur la situation religieuse en Galilée à cette époque. Enfin, on verra derrière ce refus des habitants de Nazareth, quelque chose de très humain qui nous concerne, vous et moi.

En premier lieu, il y a donc cette phrase apparemment anodine : « N’est-il pas le charpentier, le fils de Marie (Joseph est manifestement décédé) ? » Nous savons maintenant que Jésus n’était pas un menuisier de village, tel qu’on l’imagine dans nos contrées. Il n’aurait pas pu gagner sa vie dans ce tout petit village à la vie assez précaire. Non, à cette époque, le charpentier est un technicien du bois, spécialisé dans le gros œuvre de construction. C’est un artisan ambulant, un itinérant qui va louer ses services dans les chantiers plus ou moins importants. Il va parfois très loin, s’absente longuement. C’est un des seuls du village à ne pas vivre à demeure. Les historiens disent qu’on le suspecte car vu ses absences, sa moralité serait douteuse. Souvent sa famille doit se débrouiller sans lui. Mais il a aussi une certaine aura auprès du village, car il acquiert des techniques nouvelles et surtout il colporte les informations. Aussi nous réalisons désormais que Jésus a certainement beaucoup voyagé avant même son ministère apostolique. Lorsqu’il arrive dans son village avec ses disciples, certes il est chez lui, mais pas complètement. Déjà, son statut est à part.

Deuxième point : on ne comprend pas cet épisode du refus si on ne se réfère pas à l’épisode un peu bizarre du chapitre 3 (on est ici au chapitre 6). Vous vous souvenez peut-être que Jésus était en train d’enseigner à Capharnaüm, au bord du lac. Il fait des miracles, des guérisons, il chasse même les démons. Une foule considérable se masse autour de lui. Mais tout à coup, on annonce une délégation de son village natal venu texto « pour se saisir de lui car il avait perdu le sens », et le ramener manu militari à Nazareth. Ici, des spécialistes trouvent une clé.

Pour la comprendre, il est bon de se rapporter plusieurs siècles auparavant, au retour de l’exil à Babylone. On sait maintenant que des familles, des clans s’étaient réinstallés en plusieurs endroits de Galilée, tous se réclamant de la descendance du roi David. Ils étaient habités pas l’espérance du prophète Isaïe. Vous vous rappelez cette parole qu’on entend chaque Noël : « Un rameau sortira de la souche de Jessé, père de David, un rejeton jaillira de ses racines ». L’arbre de la royauté davidique a été coupé, mais une racine, un rejeton (nasra) est en train de reprendre sur la souche. D’où l’hypothèse de l’étymologie de « Nazareth » : racine, rejeton. On se rappelle surtout dans l’évangile de Jean des passages qui passent à première vue inaperçus sur les frères de Jésus, notamment lorsqu’ils veulent monter à Jérusalem avec lui pour prendre le pouvoir. Ce dont on est sûr aujourd’hui, c’est l’espérance messianique très forte qui anime le milieu natal de Jésus.

D’où la colère, la jalousie des gens de Nazareth dans leur refus d’accueillir Jésus. Pourquoi agit-il si loin de nous,  à Capharnaüm, au milieu de ces pêcheurs incultes du lac de Tibériade ? Ils sont profondément vexés qu’il ne fasse aucun miracle chez eux. On attend avec ferveur un messie qui doit venir du milieu de nous et tu ne fais aucun miracle. Tu as perdu le sens: l’épicentre est chez toi, et toi, tu fais des miracles ailleurs. Ce qui explique l’opération commando dont je vous parlais il y a un instant. En l’accueillant de cette façon, ils lui rendent la monnaie de sa pièce. Ces gens ont des droits sur Jésus. C’est pourquoi ils ne peuvent avoir la foi.

Dans cette 3ème partie, je voulais dire à quel point ce refus rappelle une attitude humaine que nous pouvons tous adopter, moi le premier. « D’où lui vient cette sagesse ? » La question des gens de Nazareth sur l’origine est la bonne question, mais les réponses qu’ils donnent, ne sont pas les bonnes. Elles ressemblent à ce que les psychologues appellent les « croyances limitantes ». Il est le fils de Marie, il est l’enfant du pays, rien ne le distingue de nous. On sait qu’il a étudié ici, il n’a été dans aucune école supérieure rabbinique. Comme charpentier, on sait qu’il a beaucoup voyagé, qu’il a acquis une sagesse, mais une sagesse pour construire des maisons et des bâtiments. Ces gens pensent Jésus à partir de leur monde. Ils sont incapables de « décoller » de leur monde. Ils croient dans les limites que leur expérience personnelle a fixé. Ils nous rappellent qu’il y a deux sortes de doute : un doute quand je ne sais pas, mais aussi quand je sais trop. Le risque est alors grand de croire dans les limites de ma simple raison. Je n’arrive pas à penser hors de mon cadre. Je fais partie des « âmes habituées » (Péguy).

Aujourd’hui, qui sont les habitants de Nazareth ? En fait, … c’est nous. La plupart d’entre nous sommes chrétiens depuis l’enfance. La foi chrétienne fait partie de notre cadre. Nous sommes les proches de Jésus. Nous sommes de son village. Ce texte est donc une épée de Damoclès sur nos têtes. Il nous oblige.  Pourvu que Jésus ne « s’étonne pas de notre manque de foi » ? Pourvu qu’il ne soit pas « profondément choqué » par nos attitudes ?  Les mots de la foi que nous prononçons, certes on ne peut pas tous les penser, tellement ils sont denses, mais j’espère que nous allons les dire dans un instant, dans un grand mouvement de foi, de confiance.

Je terminerai par une petite histoire que j’ai sans doute raconté en semaine ou le dimanche à propos des mots de la foi. Je m’en excuse. Mais cette histoire me marque. C’est une personne qui fait de l’accompagnement dans une aumônerie de prison. Elle explique le kérygme, le condensé de la foi à un détenu, recommençant : Le Père a envoyé Jésus son fils, il a pris chair de la Vierge Marie et s’est fait homme. L’homme interrompt aussitôt l’interlocutrice en renchérissant : oui oui, il a pris très cher. Cette histoire est remarquable, car cet homme n’avait manifestement pas dans son référentiel le mot « chair », mais il a poursuivi à sa manière le kérygme. Le don de Jésus à la croix lui parlait particulièrement. Lui même avait peut-être pris cher dans sa condamnation, Jésus était donc spécialement proche de lui. En tous cas ses mots de la foi étaient habités.

Ces mots que nous recevons de l’église, qui disent le mystère, sont peut-être des mots usés. Nous allons demander la grâce d’avoir l’étonnement perpétuel de les dire et de les vivre, jusqu’à notre grand passage afin que l’étonnement perpétuel qu’il y a aura de l’autre côté, commence dès ici bas. AMEN

P. N. Rousselot