LES TROIS PROVERBES

 

Dimanche 26 juin 2022

 

Lc 9,51-62

Aujourd’hui je vous propose de commenter trois paroles de Jésus, paroles qui sont devenues comme des proverbes. Pour bien les comprendre, il est bon de revenir à la première lecture du livre des Rois, ce moment très spécial où le prophète Élie transmet son autorité à son disciple Élisée. Élisée est un agriculteur, est en train de labourer son champ ; il est rendu à son douzième arpent, c’est-à-dire à une certaine maturité, le chiffre 12 étant symbole de plénitude. Élisée est derrière sa charrue et ses boeufs et tout d’un coup il reçoit le manteau d’Elie, comme s’il était revêtu désormais de son autorité. Jésus fera la même chose, il appellera ses premiers disciples au bord du lac alors qu’ils sont occupés en pleine pêche : « Aussitôt dit l’Évangile, ils le suivirent. » Mais ici, il y a un hic, Élisée fait une objection : « Permets-moi d’aller embrasser mon père et ma mère», ce qui semble à première vue très légitime. Or la réaction d’Élie est sans partage : trop tard, retourne, « oublie mon manteau, je n’ai rien fait. » Mais Elisée est un disciple très malin car il va transformer cette situation défavorable, en organisant sur le champ un grand banquet d’adieu. Vu la loi de l’hospitalité, il sait qu’Elie ne pourra refuser l’invitation. Avec le joug à bœuf et la charrue de bois, Elisée fait un sacrifice d’offrande de sa vie. Le banquet, sa préparation a du s’étaler sur un ou deux jours, mais Élie s’est montré patient, car il savait à qui il a à faire, il a vu son disciple transformer la situation en offrant sa vie en réponse d’offrande. Il aura un digne successeur.

Cette histoire a marqué le peuple juif au point d’en faire un proverbe que reprend justement Jésus : « Quiconque met la main à la charrue puis regarde en arrière n’est pas fait pour le royaume de Dieu. » ce proverbe à deux sens. Tout d’abord, le sens littéral : quand vous charruez un champ, vous ne devez surtout pas quitter des yeux l’horizon afin de rester parallèle avec les précédents sillons. Si vous regardez en arrière vous, quittez des yeux votre charrue et la ligne du sillon précédent, vous déviez automatiquement, le reste du champ sera de travers et la récolte future en partie compromise. Le sens second lui est spirituel : le Seigneur m’appelle. Une fois que j’ai mûri, discerné mon oui, je mets la main à la charrue, c’est-à-dire je m’engage dans ma vocation et il n’est plus le temps de regarder en arrière, sinon ma trajectoire risque d’être déviée automatiquement.

Vous me direz : Ceci semble contraire à l’enseignement de Saint Ignace qui enseigne justement qu’il faut pour avancer dans la vie, faire, regarder en arrière, avoir les yeux tournés vers notre histoire passée, car celle-ci nous donnera des indications précieuses sur la manière dont Dieu procède avec nous et nous avec lui (ce que la Bible appelle le Mémorial). Nous n’allons pas bien-sûr opposer Saint-Ignace à Jésus ! Dans le cas du proverbe, il s’agit essentiellement du doute : je regarde en arrière parce que j’ai peur, je regrette, « Et si l’herbe était plus verte ailleurs ? » se demande la chèvre de M. Seguin. Il s’agit d’un refroidissement, d’un atiédissement de ma vocation, ou un manque de courage ou de générosité, au mi-tems du parcours, ce que les pères nommeront « acédie ». Je doute désormais de pouvoir me donner entièrement dans ma réponse à l’amour offert. Là, Jésus est clair : « Celui qui regarde en arrière de cette manière n’est pas fait pour le royaume de Dieu ! »

Il y aurait beaucoup de choses à dire sur cet évangile très inspirant. Je commente seulement le deuxième proverbe en précisant le contexte. Un premier disciple s’adresse à Jésus : « Je veux te suivre partout où tu iras. » Manifestement, Jésus ne veut pas de lui comme disciple : « Les oiseaux du ciel ont des nids, les renards ont des terriers, mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête. » Ce proverbe signifie ceci : il est très difficile de suivre les oiseaux, non seulement les migrateurs, car ils traversent des continents, mais nous finirons par retrouver leur nid. Les renards peuvent traverser des territoires entiers, mais nous trouverons toujours leur point de chute, leur terrier. Or si tu veux le suivre le Fils de l’homme, sache que tu ne pourras jamais le suivre par toi-même, tu n’arriveras jamais à savoir son point de chute. Il est tourné vers son Père vers l’Origine. Il n’a donc pas de pierre où reposer sa tête. La seule pierre sur laquelle il reposera sera celle son tombeau, et encore, ce sera le tombeau d’un autre. Ce premier disciple semble trop sûr de lui, peut-être fasciné par Jésus, en tout cas, pas clair, dans la confusion. Jésus ne peut l’appeler, car il n’est pas prêt.

Tandis qu’au 2ème disciple, Jésus dit tout de go : « Viens, suis moi ». Mais lui retarde sa réponse, comme Élisée : « Mon père est mort et je dois l’enterrer ». Nous avons ici le troisième proverbe, devenu très célèbre. Les spécialistes disent qu’à aucun endroit de la littérature juive ou rabinique, on trouve la trace de ce proverbe tellement il est choquant, tellement il est contraire à toutes les coutumes les plus traditionnelles du deuil. Il est donc bien de Jésus et son sens symbolique est extrêmement fort : ‘Je t’invite à me suivre, tu es prêt, contrairement au précédent. Mais le train est en gare, il est temps de monter ; et toi, tu veux retenir, tu veux lui donner ton tempo, tu n’arrives pas à lâcher prise. Tu te crois dans la vie, mais tu es mort, car il n’y a pas d’amour et de vie sans risque.’

Ces trois proverbes nous ont parlé de notre vocation de disciple : suivre Jésus sans concession. Je vous invite à garder en mémoire l’un de ces trois proverbes qui vous marque particulièrement et à le laisser « rouler » dans votre méditation ces prochains jours. Ces trois proverbes rejoignent certainement les 10 jeunes diacres qui sont ordonnés prêtres ce samedi à Saint-Sulpice et les deux diacres de notre communauté de Sèvres qui sont ordonnés au Tchad et au Cameroun. Ces jeunes hommes ont mûri leur appel. Il ne regarderont pas en arrière, il ne laisseront pas les morts enterrer leurs morts, ils suivront Jésus sans le quitter de yeux, lui qui n’a pas de pierre où reposer sa tête. Même dans les temps pas faciles qui sont les nôtres, ils reprendront le refrain du psaume de tout à l’heure, que nous chantons avec eux : « Dieu mon bonheur et ma joie ! ».

Nicolas Rousselot sj