3e dimanche de Pâques
(Ac 2. 14. 22b-33 ; 1 P 1, 17-21 ; Lc 24, 13-35)
Le récit des disciples d’Emmaüs nous a sans doute rappelé, à certains d’entre nous, le célèbre tableau de Rembrandt : ce peintre saisit en quelque sorte un instant, celui où Jésus rompt le pain et où les deux disciples le reconnaissent. Comme souvent dans sa peinture, la pièce où cela se passe est assez sombre ; et cependant il y a une lumière qui émane du Ressuscité et elle se reflète sur le visage des deux disciples.
Mais avant ce moment du pain rompu, il y a tout un chemin….
Souvent, dans les évangiles, on voit Jésus en chemin : il traverse la Galilée, la Samarie, la Judée, allant de village en village… Or le récit que nous venons d’entendre – le célèbre épisode des disciples en route vers Emmaüs – nous montre encore Jésus en chemin ; il est ressuscité, mais il rejoint ces disciples sur leur chemin qui les conduit de Jérusalem à un village situé à deux heures de marche. Et sûrement il désire nous rejoindre aujourd’hui même sur nos propres chemins.
Il y a d’abord un premier moment où l’on entend surtout la voix des deux disciples, parlant de ce qui s’est passé tout récemment à Jérusalem. Jésus ressuscité marche avec eux, mais ils ne le reconnaissent pas, ils vont même jusqu’à lui dire : « Tu es bien le seul étranger résidant à Jérusalem qui ignore les événements de ces jours-ci » ; comme si Jésus n’était pas au courant ! Les deux disciples sont « tout tristes », dit le texte ; et ils racontent ce qui s’est passé. Ils avaient tout misé sur Jésus, et ils croient que, puisque Jésus a été crucifié, leurs espoirs sont réduits à néant. Ils ont bien entendu le témoignage des femmes qui ont vu le tombeau vide et à qui il a été révélé que Jésus était vivant, mais ils n’y croient pas. Comme tout cela nous rejoint ! Nous aussi, certes, nous avons entendu dire que Jésus était relevé d’entre les morts, nous l’avons même célébré dans la nuit de Pâques, mais peut-être que depuis lors nous avons pu être plus ou moins tentés de reprendre nos chemins comme si Jésus n’était pas vraiment ressuscité, et cela nous a mis dans la tristesse.
Mais il y a un deuxième moment dans l’épisode. Jésus rappelle aux disciples ce qu’ils n’auraient jamais dû oublier : « Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela pour entrer dans sa gloire ? » Et Jésus les renvoie à la Parole de Dieu, il se met à expliquer des passages de la Loi et des Prophètes qui, jadis, annonçaient les événements à venir. Plus tard, les deux disciples se diront l’un à l’autre : « Notre cœur n’était-il pas brûlant en nous, tandis qu’il nous parlait sur la route et nous ouvrait les Écritures ? ». La Parole de Dieu, l’écoute de cette Parole, voilà ce qui nous arrache à la mauvaise tristesse, voilà ce qui emplit notre cœur au point de le rendre brûlant. Nous en avons sûrement fait l’expérience ; est-ce qu’il ne nous est pas arrivé, alors que nous étions tristes ou désolés, de nous laisser toucher par une parole des Écritures (un verset de psaume, une page des évangiles, un passage de saint Paul), au point que cela nous a brûlé le cœur et que notre journée en a été toute transformée ? Vivre cela, éprouver la douce brûlure de la Parole de Dieu en nos cœurs, c’est déjà accueillir le Ressuscité en nous, même si nous ne le reconnaissons pas sur le moment ; c’est goûter sa présence qui dissipe nos tristesses, c’est laisser sa vie nous pénétrer au plus intime de nous-mêmes.
Les deux disciples ont tellement ressenti cela qu’ils prient Jésus de demeurer avec eux : « Reste avec nous, car le soir approche et déjà le jour baisse. » Et c’est alors, au terme du chemin, le repas au cours duquel Jésus prend du pain, le bénit, le rompt et le donne aux disciples : c’est le geste même que Jésus avait posé le soir de la Cène, et puisque ce même geste est refait après la mort sur la croix, à Emmaüs, les disciples reconnaissent aussitôt l’identité de celui qui les a accompagnés sur le chemin : c’est Jésus qui est vivant par-delà la mort ; ils le reconnaissent au geste même par lequel il a signifié le don de sa vie pour la multitude.
Mais à peine l’ont-ils reconnu que Jésus disparait à leurs regards. Si le Ressuscité s’est rendu assez proche des deux disciples pour se faire reconnaître, il ne se laisse pas pour autant retenir ; il n’est plus seulement lié à ceux et celles qui l’ont connu sur les chemins de Galilée et de Judée, il peut désormais rejoindre tout être humain en tout lieu et en tout temps ; il ne s’absente du chemin d’Emmaüs que pour se rendre présent sur d’autres chemins, et donc aussi sur nos propres chemins. Il se donne à nous aujourd’hui comme il se donnait jadis aux disciples d’Emmaüs, cela à travers toute notre vie, mais aussi de manière privilégiée à travers chaque célébration de l’eucharistie.
Car que se passe-t-il dans cette célébration ? Peut-être nous arrive-t-il de l’aborder dans des dispositions diverses – parfois dans la joie et la paix, parfois aussi avec nos soucis, nos inquiétudes et nos tristesses. Mais il nous est alors donné d’écouter la Parole, et nous sommes ensuite invités au repas lors duquel Jésus nous offre le pain comme il l’avait fait le soir de la Cène et comme il l’a refait à Emmaüs. Puissions-nous avoir le cœur brûlant à l’écoute de sa Parole, et puissions-nous reconnaître le Ressuscité à la fraction du pain. Alors nous pourrons, comme les disciples jadis, témoigner que le Seigneur est vivant ; alors nous sera donnée l’assurance de l’apôtre Pierre qui proclamait : « Jésus, Dieu l’a ressuscité ; nous tous, nous en sommes témoins. »
Voici 2000 ans que tout cela s’est passé. Et pour nous-mêmes voici des mois ou des années que nous écoutons la Parole de Dieu et que nous participons au repas eucharistique. Nous sommes toujours en chemin ; mais aujourd’hui encore, notre cœur n’était-il pas brûlant tandis que nous écoutions la Parole de Dieu ? Et nous pouvons faire nôtre la demande des deux disciples : « Reste avec nous, car le soir approche et déjà le jour baisse ». Aujourd’hui encore, laissons Jésus nous partager le pain de vie ; et que, reconnaissant le Ressuscité parmi nous, nous ayons à cœur de proclamer à notre tour l’Évangile sur les chemins de notre monde.
Michel Fédou sj, 22 avril 2023