Homélie des 17-18 juin 2023 (Ex 19, 2-6a ; Rm 5, 6-11 ; Mt 9,36 – 10,8)
Jésus n’a pas voulu être seul, il a voulu associer des disciples à sa mission, il les a appelés personnellement ; l’évangile nous donne justement le nom des douze apôtres qui ont été ainsi choisis. Mais par-delà ces apôtres et la charge spécifique qui leur est confiée, l’évangile de ce jour nous invite à réfléchir sur la mission qui incombe à tous les baptisés. Le Seigneur disait dans le récit de l’Exode : « vous serez pour moi un royaume de prêtres, une nation sainte » ; tous nous sommes donc appelés à être, de quelque manière, de ce peuple qui est chargé d’annoncer la bonne nouvelle de l’Évangile.
Trois questions se posent à nous : qu’est-ce que la mission ? à qui est-elle destinée ? et quelles formes prend-elle ?
Qu’est-ce que la mission ? Le mot vient du latin « missio » qui veut dire « envoi », et le mot « apôtres » vient d’un mot grec qui signifie lui-même « envoyés ». Spontanément, nous pensons que la mission ce sont des tâches à accomplir ; bien sûr cela passe par des tâches, mais fondamentalement la mission c’est le fait même d’être envoyé. Et pourquoi cela ? La réponse nous a été donnée au début de l’évangile : « voyant les foules, Jésus fut saisi de compassion envers elles parce qu’elles étaient désemparées et abattues comme des brebis sans berger. » À la source de l’envoi, il y a cette compassion de Jésus envers les foules. C’est cela qui est premier. Et c’est une invitation, pour nous, à considérer l’humanité de notre temps – toutes ces personnes, ces groupes humains, ces peuples si souvent désemparés et abattus –, à porter sur les foules le même regard de compassion qui fut celui de Jésus en son temps ; c’est là que nous puiserons la force de participer nous-mêmes à la mission du Christ au service de ce monde.
Qu’est-ce donc que cette mission ? Jésus déclare : « La moisson est abondante, mais les ouvriers sont peu nombreux ». On raisonne souvent comme si Jésus demandait à ses disciples de labourer, mais Jésus ne demande pas cela, il dit plutôt que la moisson est déjà là, qu’elle est abondante, et c’est pour la récolte de cette moisson qu’il faut justement des ouvriers. Voilà encore un grand enseignement pour nous, et plus que jamais sans doute. On nous dit souvent, avec des statistiques à l’appui, qu’il y a de moins en moins de chrétiens pratiquants et que la déchristianisation ne cesse de s’accélérer ; il ne s’agit évidemment pas de fermer les yeux sur ces phénomènes, mais on risque aussi, au nom de ces constats, de ne pas voir tout ce qui est semé, cette soif de Dieu qui travaille les consciences, ces exemples de belle humanité qui nous sont donnés çà et là, ces témoignages de jeunes ou d’adultes qui découvrent ou redécouvrent la foi chrétienne, cette vitalité qui habite des chrétiens ou des communautés profondément marqués par l’Évangile – bien moins nombreux que jadis, certes, mais combien attachés au Christ et désireux de partager la bonne nouvelle qu’ils ont reçue. Nous devons croire que, comme au temps de Jésus, la moisson est abondante ; là même où nous n’avons pas semé, cette moisson est là, et ce qui est demandé aux apôtres c’est d’abord de récolter une telle moisson ; encore faut-il prier pour que les ouvriers soient assez nombreux…
Deuxième question : à qui la mission est-elle destinée ? L’évangile de ce jour nous apporte ici une grande surprise, puisque Jésus dit à ses apôtres : « Ne prenez pas le chemin qui mène vers les nations païennes et n’entrez dans aucune ville des Samaritains. Allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël. » Pourquoi Jésus pose-t-il une telle limite, qui semble réserver l’annonce de l’Évangile au peuple d’Israël et en exclure les Samaritains et les païens ? À cela on répondra d’abord que nous ne sommes ici qu’à un moment de l’itinéraire de Jésus ; plus tard, dans le même évangile de Matthieu, Jésus ressuscité dira au contraire : « Allez donc : de toutes les nations faites des disciples » (Mt 28, 19). Mais cette ouverture universelle, qui viendra bien en son temps, ne doit pas empêcher d’entendre la vérité qui se dit dans notre passage de l’évangile : Jésus demande d’abord aux apôtres d’aller vers leur propre peuple et plus précisément vers les « brebis perdues » de ce peuple, et nous avons à entendre que le chemin de l’universel passe en réalité par là. C’est là encore un précieux enseignement pour nous. Il y a bien sûr des missionnaires qui ont franchi des océans pour annoncer l’Évangile, et cela a été et demeure très important, mais pour la plupart d’entre nous c’est d’abord là où nous sommes, dans nos familles, dans nos communautés, dans nos propres pays, dans nos propres peuples, que nous sommes appelés à être apôtres, en portant une attention privilégiée à ceux et celles qui sont comme des « brebis perdues » parmi nous ou tout près de nous ; et quand nous aurons été témoins de la libération apportée par le Christ sur nos terres mêmes, nous pourrons alors, si nous en avons l’occasion, en témoigner aussi auprès de personnes plus éloignées. La mission est destinée à tous, mais elle passe paradoxalement par la manière dont nous sommes apôtres ici et maintenant, là où nous vivons, là où le Seigneur nous a appelés.
Troisième question enfin : quelles formes prend la mission, ou quelles en sont les caractéristiques essentielles ? Jésus demande à ses apôtres de proclamer que « le royaume des Cieux est tout proche », et il ajoute aussitôt : « Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, expulsez les démons. » La mission se manifeste ainsi, non seulement par des paroles quand cela est possible, mais aussi par ces œuvres de guérison, de libération et de résurrection. Croyons-nous vraiment cela ? Comprenons bien qu’il ne s’agit pas d’abord de guérisons physiques ou de résurrections corporelles (même si nous pouvons aussi être témoins d’un mieux-être chez telle ou telle personne atteinte par l’Évangile ou par les sacrements de l’Église), mais de toutes ces situations dans lesquelles les apôtres du Christ suscitent une forme de guérison intérieure, un réconfort, une consolation, une énergie nouvelle qui permet à des personnes d’être à nouveau debout – et en ce sens « ressuscitées ». Cela n’est pas leur œuvre mais l’œuvre de Dieu, et néanmoins cette œuvre passe par eux, et elle n’est possible que si eux-mêmes, les apôtres, se laissent d’abord guérir et ressusciter par le Seigneur. « Vous avez reçu gratuitement : donnez gratuitement. » Plus nous nous serons laissé saisir par le Seigneur et pénétrer par son Esprit, plus nous aurons accueilli ses propres dons, plus il nous sera possible de donner à notre tour, plus nous serons vraiment apôtres.
Prions pour qu’il en soit ainsi, et pour que le Seigneur, maître de la moisson, continue d’envoyer des ouvriers pour cette moisson, en sorte que la joie de l’Évangile puisse être partagée, et particulièrement parmi les « brebis égarées » de notre monde.
Michel Fédou sj