St Ignace

1er Octobre

Mt 21, 28-32

Je remercie les Jésuites de Saint Ignace, particulièrement Nicolas Rousselot de cette nouvelle invitation. Lectrice de la Bible avec d’autres, je n’oublie pas mon expérience de la psychanalyse dans cette lecture. Me voilà encore une fois avec mon crayon pour rectifier la traduction. J’ai choisi le texte de ce dimanche pour venir au secours d’une parabole morte déjà au 4e siècle dans la traduction latine, puis transmise dans cet état par la plupart des traductions.

Nous venons d’entendre : « un homme avait deux fils », n’est-ce pas ? Et plus loin : « le père alla trouver le second ». Eh bien, en quelques mots, la parabole est morte.

Le texte grec ne comporte pas une fois le mot « fils. » Littéralement : Un homme avait deux enfants. Teknon le mot grec est, dans le nouveau testament, traduit 89 fois « enfant ». Une seule fois par « fils », ici. Pourquoi ? Je ne sais pas. Et encore, dans le texte grec, l’homme n’est pas appelé « père » au début. le mot n’apparaîtra qu’à la fin.…

Bref, on peut bien continuer de raconter l’histoire. Elle ne parle plus.
Je viens vous proposer une autre interprétation.

D’abord, le contexte : A Jérusalem un matin, Jésus enseigne dans le Temple. Il a fait la veille une entrée acclamée à Jérusalem, puis il a chassé les vendeurs du Temple. Ce matin, des grands prêtres et des anciens de Jérusalem lui demandent : Par quelle autorité fais-tu ces choses et qui t’a donné cette autorité ?

Jésus, sans répondre, les interroge à son tour sur le baptême de Jean, : « … d’où était-il, du ciel ou des hommes ? » Comme ils comprennent que toute réponse serait dangereuse pour eux, ils disent : « Nous ne savons pas« . Jésus alors leur déclare : Moi non plus, je ne vous dis pas par quelle autorité je fais cela« .

Alors, il se met à raconter notre parabole.

Je relis maintenant les 4 versets de Matthieu 21 dans notre traduction (provisoire comme toujours) :

Jésus s’adresse donc aux grands prêtres et aux anciens du peuple :

28 -« Que vous en semble ? Un homme avait deux enfants. S’approchant du premier il dit : « Enfant, va aujourd’hui, œuvre dans la vigne ».

29 – Il répond et dit « Je ne veux pas ». Après il change d’avis et va.

30 – S’approchant de l’autre, il lui dit de même. Il répond et dit : « Moi, Maître » et il ne va pas.

31 – Lequel des deux a fait la volonté du père ? » Ils lui disent : « Le premier ».

Que dit cet homme ? « Enfant, va aujourd’hui œuvre dans la vigne « . »Va aujourd’hui » : c’est le minimum d’ordre : demain, il sera caduc. « La vigne » : le lieu par excellence du travail heureux de l’humain. Noé plante une vigne après le déluge. La vigne peut représenter Israël ; ici le royaume des cieux ? C’est de la vigne que vient le fruit avec lequel on fait le vin…. Tout cela, les enfants peuvent l’entendre lorsque l’homme leur a parlé. Il s’est adressé à chacun dans les mêmes termes. Or, ils n’ont pas ressenti la même chose. Chacun répond par deux mots :

Le premier : Ou thelo, « Je ne veux pas ».

Le second : Ego kurie, « Moi, Maître ».

Le premier enfant n’obéit pas. Son « je ne veux pas » fait limite. Il refuse. Il ne veut pas aller à la vigne. Il ne se situe pas comme serviteur d’un maître.

Seulement, « après il change d’avis« … dit le texte. Souvent, on traduit par « il regrette », ce qui donne à la phrase une couleur moralisante. Je dirais plutôt, l’enfant change d’avis, d’idée. Son premier mouvement : se différencier de l’homme dont il est l’enfant. Une fois assuré de ne pas être agi, il peut agir. La vigne alors devient ce qu’il peut désirer, lui. Il n’allait pas y aller par soumission, sans lui-même. Ce ne serait d’ailleurs pas vraiment la vigne s’il n’y allait pas librement.

Le second enfant, lui, ne s’oppose pas. Au contraire, il s’offre pour accomplir ce qu’il entend comme un ordre, il dit : Ego Kurie : « Moi, Maître ». Ni verbe ni négation dans sa réponse. Moi (Ego), le pronom, seul, n’est pas sujet d’un verbe, le serviteur n’a pas à dire le verbe. Le verbe appartient au maître. Moi se présente pour faire ce que Tu veux. Tu es mon maître.

Ce qui est étonnant, à première audition de l’histoire, c’est que cet enfant-serviteur semble le plus prêt à accomplir ce qui lui est dit, le plus réceptif à la parole de l’homme. Or, s’étant présenté comme serviteur, voilà qu’il n’obéit pas. Qu’est-ce qui l’en empêche ? Je vous propose cette lecture :

La parole que ce second enfant a entendue, il ne peut pas la faire parce qu’il ne peut pas la défaire, il ne peut pas se l’approprier. Elle reste celle de l’homme qu’il appelle « maître ». Il reste collé à lui. Aller dans la vigne n’est pas son désir. Et cela ne peut pas devenir son désir s’il reste à cette place. Or sans désir, pas d’énergie. C’est paradoxalement parce qu’il entend cette parole comme un ordre de maître qu’il ne peut l’accomplir.

Jésus demandant à la fin : « lequel des deux a fait le désir du père ? », ses interlocuteurs sont bien forcés de répondre : le premier.

Cet enfant a « fait le désir du père« . L’homme cette fois est qualifié de « père » pour le premier enfant. Ce premier enfant a donc maintenant un père. La parole paternelle n’écrase pas l’enfant qui a dit « non ». C’est au contraire l’enfant qui écrase la parole, une parole de maître refusée, que le père laisse écraser. (Car l’homme n’est pas revenu pour contrôler l’enfant désobéissant et lui redonner l’ordre.)

Et là, on voit que la parabole est forte en symbole avec cette image de la vigne.

En effet, comment fait-on du vin ? On écrase du raisin, on le laisse fermenter et il devient du vin. Ainsi fait le premier enfant de la parole qu’il a reçue : il l’écrase en la refusant et la laisse fermenter. Puis, la parole écrasée ayant attendu comme le jus de raisin, se transforme à l’intérieur de lui. Il prend alors cette parole, écrasée et fermentée, à son compte. Cette parole n’est-elle plus un ordre mais une invitation ? En tout cas, il la prend pour lui. Et l’énergie apparaît pour aller œuvrer à la vigne, à la vie où il aura sa place. Pour cela, il a fallu que, contrairement à son frère, il puisse refuser l’emprise d’un maître dont il ne laisse pas même apparaître la figure. Est-ce le fameux « meurtre du père » ? Non, ici c’est plus fin que la théorie freudienne.

L’enfant ne tue pas le père, il tue le maître dans le père, et le père le laisse faire. C’est en cela qu’il est père. Son désir n’est pas d’être obéi aveuglément mais que l’enfant advienne ; qu’arrive alors en lui l’énergie d’accomplir ce qui est désormais son propre désir. Refusant le maître, l’enfant a trouvé le père.

La volonté d’un maître, c’est que le serviteur obéisse. Le désir d’un père, c’est que l’enfant advienne, non pas serviteur, mais fils. Libre de lui.

Pour ma part, c’est là que je vois la réponse de Jésus à la question : de quelle autorité fais-tu cela ? (l’entrée à Jérusalem… les vendeurs du temple…) De l’autorité souveraine du Fils. Et nous, auprès de lui, que faisons-nous aujourd’hui ? Nous chassons les traducteurs du Temple qui ont tué la petite parabole.

Une question pour vérifier notre interprétation : et toi, Jésus, où as-tu trouvé cette énergie, as-tu jamais refusé d’aller à la vigne ?

Je vois deux refus dans la vie de Jésus – tous deux en rapport avec la paternité. Lorsqu’il reste au Temple, à 12 ans, et que ses parents le cherchent trois jours durant, Jésus les accueille sans s’excuser. Et même il renverse la situation : « …Ne saviez-vous pas qu’il me faut être à ce qui est de mon Père ? » Ensuite, il demeure bien à sa place dans sa généalogie, mais il a accès désormais à son origine divine Ses parents acceptent de ne pas comprendre.

Un jour viendra où Jésus devra lui aussi distinguer entre maître et père. En effet, à son baptême, ayant entendu la parole « Celui-ci est mon fils bien aimé, en qui je me suis complu. » ce fils bien-aimé ne va pas du tout œuvrer à la vigne. Il part au désert. Et comment dire plus fortement : « je ne veux pas » que de jeûner 40 jours, n’est-ce pas un « non » à la vie, jusqu’à la limite de la mort ? Il affronte des doutes sur sa filiation. De quel père est-il le fils ? La voix qui lui parle lui enjoint, non pas d’aller œuvrer de ses mains, mais de profiter magiquement de sa filiation divine pour s’élever au-dessus de la condition humaine et accéder à la toute-puissance sur le monde… en tombant aux pieds du maître le moins père qui soit.

Finalement, Jésus le démasque, chasse Satan et va ouvrir sa vie publique… avec du vin, le vin de Cana !

Un dernier mot : Les mauvais sujets qui se sont présentés au baptême de Jean, précèdent dans le royaume des cieux ceux qui se posent en bons serviteurs. Il n’est pas dit que les serviteurs collés au maître ne rentreront jamais dans le royaume. Seulement qu’ils y sont précédés par les autres. Un jour, espérons-le, ils refuseront d’obéir à ce qui les commande, quel que soit le maître, quel que soit le Temple.

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1er octobre 2023