Pitié, Seigneur, car nous avons péché !
Miguel Roland-Gosselin s.j.
Méditation de carême n°6 – mardi 16 avril 2019
« Ainsi parle le Seigneur Dieu : Le jour où je vous purifierai de tous vos péchés, je peuplerai les villes et les ruines seront rebâties. Le pays qui était désolé sera cultivé, alors qu’il était une désolation aux yeux de tous les passants. On dira : « Ce pays qui était désolé est devenu comme un jardin ; les villes qui étaient en ruine, désolées, ravagées, les voilà belles et peuplées. […] Je suis le Seigneur : je reconstruis ce qui était démoli, je redonne vie à la désolation. Je suis le Seigneur. » (Ez 36,33)
« Le jour où je vous purifierai de tous vos péchés… »
Hier soir, nous étions tous abasourdis. Sur les chaînes du monde entier tournaient en boucles les images de la cathédrale en feu, Notre-Dame de Paris. L’archevêque, debout sur le trottoir, disait aux caméras : « Nous sommes KO ». « Grâce à Dieu », comme le disait ce matin un commentateur de France Culture, Notre-Dame est sauvée. Elle sera re¬bâtie. Une formidable entreprise humaine de solidarité commence, pendant des années nous verrons à Paris des spécialistes et entrepre¬neurs de toutes villes et de tous pays. Il est probable que nous dirons dans dix ou quinze ans que l’aventure fut passionnante. Elle aura coûté beaucoup d’efforts, elle laissera des traces irrémédiables, la cathédrale ne sera plus la même. Mais la ville sera belle à nouveau, et la vie aura été la plus forte.
Au fil des semaines de carême, sur la thématique générale « La créa¬tion gémit dans les douleurs de l’enfantement » (Rm 8,22), nous avons porté dans la prière quelques-unes des souffrances du monde d’au¬jourd’hui, en suppliant Dieu pour que, par delà les épreuves, naisse un monde nouveau. La fracture sociale, le soin qu’exigent les malades et les mourants, le cri de la terre malmenée qui est indisso¬ciable du cri des pauvres, la tentation mortifère des intégrismes religieux, le vieux drame de la pédophilie qui éclate au grand jour, et ceux tout aussi graves de la violence machiste et des perversions d’un pouvoir clérical : voilà quelques illustrations de l’immense chantier qui attend notre gé-nération. Quelques chantiers parmi bien d’autres. Au terme du par¬cours, chacun d’entre nous est reconduit à lui-même. Quelle est ma tâche, dans ce monde en souffrance et en gestation ? Où suis-je at¬tendu, quelle contribution puis-je apporter à l’avènement d’un monde plus juste et plus beau, d’un monde réconcilié ?
Le prophète Ézéchiel annonce la reconstruction – les ruines vont revivre – et il annonce même l’échéance. Ce sera, dit le Seigneur : « Le jour où je vous purifierai de tous vos péchés ». Voilà la grande affaire. Non, ce n’est pas le péché qui est la grande affaire, c’est l’œuvre de Dieu qui nous en purifie. Ézéchiel nous dit : tant que vous ne serez pas descendus jusqu’au fond du mystère de vous-mêmes, tant que vous ne serez pas parvenus à confesser ce lieu intime où se joue en vous un mystère de « péché », tant que la grâce de Dieu ne vous aura pas visités pour vous faire découvrir la joie d’être pardonnés de vos péchés, vous ne serez pas encore en mesure de reconstruire la ville.
Je ne vais pas vous parler du sacrement du pardon, quoique ce serait une belle chose que de rendre témoignage du magnifique ministère de la confession. Je n’oublierai comment m’a impressionné la joie des gens, visible sur leur visage, aux toutes premières fois que j’administrai ce sacrement, il y a presque trente ans. Je découvrais d’une autre façon le bonheur de la miséricorde. Et j’ai éprouvé cela tout récemment encore, devant un pénitent qui s’est présenté ainsi : « Je ne me suis venu depuis bien longtemps, mais voilà, je viens de suivre une forma¬tion spirituelle qui a complètement retourné mon idée du péché ; je viens de comprendre qu’en parler était une bonne nouvelle ».
Eh bien parlons-en. Pour conclure nos méditations de carême, je pro¬pose que nous approchions un peu de la profondeur du mystère, et que nous tâchions d’en parler comme d’une bonne nouvelle. Vous avez entendu déjà bien des enseignements et prédications sur le sujet. Je commence par évoquer deux scènes évangéliques que vous connaissez bien, qui nous aident à percevoir qu’il est une grâce de se découvrir pécheur. Et ensuite, parce que nous sommes dans la semaine sainte, je vous inviterai à aller plus loin, en portant notre regard sur le Crucifié.
– La pêche miraculeuse, en Luc 5. « Seigneur, éloigne-toi de moi, je suis un homme pécheur. » Quelques hommes ont péché en vain toute la nuit, stériles. Jésus les rejoint, monte sur leur bateau. Ils écoutent sa parole. Jésus s’adresse à l’un d’entre eux – car l’affaire se passera de façon personnelle pour chacun – et lui dit : « Jette tes filets… » Etc. Fécondité. Pierre qui tombe aux pieds de Jésus : « Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur ». La justesse de ce mot. La réponse de Jésus.
– La parabole du fils prodigue, en Luc 15. […] C’est seulement quand le père accueille son fils que celui-ci accède à la conscience de son péché, de la gravité de sa faute. Sa faute était d’avoir porté atteinte à ce père-là, à ce père qui l’aimait jusque-là. Avant d’être accueillir pas son père, peut-être éprouvait-il du remords et de la culpabilité ; en sommes-nous seulement sûr ? Peut-être n’éprouvait-il que de la faim et n’est-il revenu que par calcul. Ce n’est qu’une fois revêtu des vêtements de fête que l’on sait la grâce qui nous été faite et que l’on se découvre tel qu’on est : pécheur pardonné.
Le péché est autre chose que la faute, il est la faute en tant qu’elle blesse Dieu. Je me sais fautif, mais Dieu seul en quoi ma faute le déchire, et elle le déchire parce qu’elle me blesse. Lui seul sait en quoi ma faute porte atteinte à moi et à autrui. Lui seul est juge de mon péché. Quand je me présente pour le sacrement du pardon, je viens « confesser mes péchés », j’identifie mes fautes comme des péchés, précisément parce que le pardon de Dieu est déjà venu me visiter.
Mais entrons dans la Passion du Christ. Nous l’avons entendue dimanche dernier, elle sous-tend toute notre semaine sainte. C’est là, bien sûr, que se révèle pleinement le mystère de la miséricorde de Dieu. C’est là que nous est dévoilé le « péché du monde ».
Jeudi saint. Jésus donne sa chair et son sang. Le lendemain, il sera mis à mort injustement, et les Douze qui sont là ne seront pas indemnes de ce péché. Il n’y aura personne, au procès de Jésus pour se dresser comme le prophète Daniel et dire : « Je ne suis pas coupable du meurtre de cet homme ». Le traitre aura été l’un des douze, et Pierre, le premier d’entre eux, va renier trois fois. Or voilà que Jésus prend de vitesse la méchanceté des hommes et qu’il s’offre lui-même. « Ma vie, nul ne la prend, mais c’est moi qui la donne. » Dois-je dire qu’avant même notre péché, avant même la faute d’injustice qui sera la pire de toutes, déjà Jésus a prononcé une sentence de pardon ? Puis-je aller jusque-là ? Jésus ne permet pas que la violence de notre injustice retombe sur nous, car elle nous aurait écrasés.
Jésus prend du pain, il le rompt, et dit : « Ceci est mon corps, livré pour vous ; prenez, et mangez-en tous. » Puis, prenant une coupe de vin, il dit : « Buvez-en tous, ceci est mon sang versé pour vous et pour la mul¬titude. » C’est le pain de l’amitié et du pardon, c’est le vin de la fête. Nous avons compris cela aussitôt. Chaque fois que nous communierons à ce pain et à ce vin, la miséricorde de Dieu pénètrera toutes les fibres de notre corps. C’est la première chose à dire sur ce pain rompu et partagé : en le mangeant, nous assimilons la grâce de notre notre relèvement.
Mais ne faut-il dire que cela ? Ne faut-il pas dire tout à la fois : nous prendrons ce pain et ce vin, et nous reconnaîtrons par le fait-même le poids de notre responsabilité dans la mort du Seigneur ? Ce pain, s’il est le corps du Seigneur que nous allons condamner demain, n’est-il pas aussi le signe de la condamnation que nous méritons ? Communier au pain et au vin, c’est aussi un aveu, l’aveu que nous avons tué ce corps et répandu ce sang. Ce corps qu’il nous faut manger, c’est le corps que nous avons tué. Et là est récapitulé tout le péché de l’homme, c’est-à-dire tous nos meurtres, toutes nos violences, les abus que nous avons commis de mille façons sur autrui, le mal fait à tous les hommes humiliés et écrasés. Si, lorsque nous entendons les mots de Jésus, notre cœur n’est pas aussitôt rempli de honte, de reconnais¬sance éblouie mais aussi de « honte et confusion », comme dit saint Ignace, si la miséricorde de Dieu ne nous révèle pas du même coup la profondeur de notre péché, comment le pardon pourrait-il nous at¬teindre ?
En recevant au cours de la messe l’hostie, dont le nom latin signifie victime, nous n’oublions pas le mal que nous avons fait. Nous le prenons au sérieux. Nous laissons descendre en nous l’humble recon¬naissance de notre indignité, la conscience que nous avons d’être soli¬daires du « péché du monde ». Et par trois fois nous avons supplié le Christ : « Agneau de Dieu qui enlèves le péché du monde, prends pitié de nous. » C’est en lui que nous mettons notre confiance. Il est notre pardon, il nous réconcilie, chacun et tous ensemble. L’Eglise devient le ferment d’une humanité réconciliée qui saura relever une cathédrale ravagée, rebâtir des villes détruites et construire la paix.
Vendredi saint. Dans sa conférence introductive aux méditations de carême, le P. Régent eut un rapprochement saisissant. Il disait : « Le pape François nous intime d’écouter les victimes de nos violences. Osons écouter le Christ crucifié nous parler de ce que nous lui avons fait. » Le Crucifié, lui seul, nous révèlera le mal que nous faisons.
Qu’allons-nous voir, au vendredi saint, sur la croix de Jésus ? Nous allons voir la mise à mort du juste, du seul juste. Sur la croix, le péché est démasqué. Jusqu’alors, l’humanité aveugle n’avait pas vu le mal qu’elle fait, le mal qu’elle se fait. En relevant Jésus d’entre les morts au matin de Pâques, Dieu nous révèle notre égarement. « Nous l’avions méprisé, compté pour rien », dit le prophète Isaïe, or « c’était nos souf¬frances qu’il portait, nos douleurs dont il était chargé ». Devant Jésus crucifié, sitôt après qu’il eut remis l’esprit, les évangiles synoptiques signalent qu’un centurion a eu conscience du crime : « Cet homme était un juste » ; et les gens s’en vont en se frappant la poitrine. Mais non, il ne faut pas s’en aller, il ne suffit pas de se retirer honteux. Il faut regarder. « Ils tourneront leur regard vers celui qu’ils ont transpercé », dit saint Jean. Ils tournent leur regard, ou leur regard se retourne, quelque chose en eux commence à s’émouvoir et à bouger. Les persé¬cuteurs n’oublieront pas ce qu’ils ont vu, et la conversion peut-être va-t-elle entrer par là. Ce qui se donne à voir, c’est notre pauvreté fonda¬mentale, notre nudité originelle. « Voici l’homme ». Ce qui se donne à voir, c’est l’humanité victime, l’homme démoli, réduit au silence, dété¬rioré par le mal. Quel mal nous faisons-nous en abîmant la terre, en creusant l’écart des riches et des pauvres, en permettant la domination du plus fort sur le plus faible ! Le regard que nous portons sur le Christ crucifié est aussi un aveu. L’aveu d’une prise de conscience : je suis so¬lidaire du péché du monde.
Au soir du Vendredi saint, quand en procession nous poserons nos lèvres ou nos mains sur le Crucifié ou sur le bois de la croix, quand nous ferons cela en chantant les impropères, ce chant unique de la Passion par lequel nous prêtons nos voix au Christ pour une lamentation, nous prierons pour nous-mêmes, pauvres pécheurs. Nous prierons pour toutes les victimes du péché du monde.
Et c’est pourquoi nous adresserons ce soir-là à Dieu une prière univer¬selle particulièrement solennelle et développée, la grande prière lita¬nique du Vendredi saint, l’assemblée présentant les intentions, le prêtre les portant au nom de l’Eglise entière devant le Père, de la même façon et avec les mêmes mots sur toute la surface de la terre.
Conclusion. Parmi les signes des temps, s’il se passe aujourd’hui quelque chose qui porte la marque du Dieu vivant, ou qui porte la marque du Crucifié vainqueur de Pâques, il a ceci : nous commençons à ouvrir nos yeux sur des victimes. Nous commençons à entendre mieux le cri de la terre blessée, dont le pape François nous dit dans Laudato Si’ – on ne nous l’avait jamais dit – qu’elle compte « parmi les pauvres les plus aban¬donnés et maltraités » (LS 2). Nous sommes alertés sur les menaces qui pèsent sur les plus pauvres et les plus fragiles, quand les structures de soin ont de la peine à faire face. Alertés aussi sur la souffrance, réelle, d’une partie de nos concitoyens. Nous ouvrons les yeux sur un malheur indicible qui nous aveuglait ou que nous ne voulions pas voir : celui de toutes les victimes d’abus. Le pontificat du actuel s’était ouvert sur une invitation nouvelle à envisager toutes choses à partir du regard des plus pauvres et des plus petits, et les événements finissent par donner aux pauvres et aux petits leur vrai nom de « victimes ».
Nous vivons là une authentique expérience évangélique. Peut-être sommes-nous trop souvent, à notre insu, comme le prêtre et le lévite qui passent à distance d’un blessé, dans la parabole du Bon Samaritain. Les méditations s’offraient pour nous faire entendre, voir, éprouver quelque chose que nous n’aurions peut-être ni senti, ni vu, ni entendu précédemment. L’une ou l’autre, sur tel ou tel point, a pu éveiller en nos cœurs le sens nouveau d’une responsabilité, au sens d’un : On m’attend sur ce terrain-là, quelque chose est à ma mesure pour recons¬truire la ville et replanter le jardin. Cette prise de conscience, cette prise en main de soi-même, est indissociable de la révélation de sa res¬ponsabilité dans le péché du monde. En même temps que je découvre la dureté de mon cœur, c’est le fond du fond de mon cœur qui s’ouvre, dans sa bonté originaire, tel que Dieu l’a créé, tel que Dieu m’aime.