Dimanche 25 octobre, le père Bernard PAULET, supérieur de la communauté St Ignace, nous quittait sans bruit, victime d’une hémorragie interne. Peu de temps avant, il s’était présenté lors d’une soirée de communauté, de manière originale, en racontant trois moments fondateurs de sa vie, que nous avons mémorisés. Les voici:
Premier souvenir. J’étais coopérant à Haïti, ingénieur agronome envoyé dans un coin de brousse. Mon travail consistait à sillonner la campagne en transportant des cochons pour repeupler les élevages. J’ai eu affaire en particulier à un certain village où je devais revenir de temps en temps. Nous formions les gens, nous les encouragions au travail, et j’ai vite repéré une femme oisive à sa fenêtre. Quand j’arrivais, elle était toujours là, à se balancer légèrement sur le rockingchair local. Sa nonchalance m’agaçait. Je suis allé la voir. « Alors, mamie, que faites-vous de vos journées ? » Et c’est là que j’ai pris une leçon. J’ai constaté qu’elle avait en main un chapelet. La femme m’a expliqué qu’une maladie l’avait rendue incapable de se déplacer. Chaque matin, elle s’installait à sa fenêtre et là, dit-elle : « Je regarde le monde. Je vois le village, j’imagine tout ce qui se vit, et je prie. J’offre tout votre travail au bon Dieu. » Fin du récit ; jamais je n’oublierai cette femme qui m’a ramené d’une telle façon à la profondeur des choses. J’étais venu là avec de grands désirs de servir, je ruminais déjà une question vocationnelle en vue d’agir beaucoup. Cette femme me disait : « Bernard, pries-tu ? Sauras-tu prier jamais assez ? »
Deuxième souvenir. Tôt, j’ai été lecteur, dévoreur de bonne presse, abonné à Études et à Christus bien avant d’entrer dans la Compagnie ; j’étais en particulier un passionné d’Emmanuel Mounier. J’avais rassemblé toute sa littérature, je fréquentais l’association de ses « Amis » ; j’en étais. Et lorsque j’entrais au noviciat, il fallut abandonner tout cela. J’ai bien demandé au maître des novices si, peut-être, mon abonnement au fameux Bulletin ne pourrait pas continuer, histoire de rester un peu relié… J’avoue avoir envisagé de m’en tirer autrement : j’ai rédigé le brouillon d’une lettre destinée à l’épouse d’Emmanuel Mounier, que je connaissais ; il y avait là-dedans tous les mots pour la convaincre d’offrir au noviciat un abonnement gratuit, à mon insu… Mais j’ai déchiré la lettre, et en ai envoyé une autre, franche et nette, interrompant clairement. Eh bien je n’oublierai pas la réponse qui m’est arrivée au noviciat. Non pas un avis d’abonnement gratuit, mais des mots pleins de délicatesse qui me disaient en somme : pour que la pensée d’un homme vive, il faut qu’elle aide d’autres hommes à prendre des engagements entiers, à se donner entièrement à leur propre vocation ; bonne route !
Troisième souvenir. Je suis jésuite, sur l’île de la Réunion. Me voilà un jour pris d’une violente douleur au côté et au bras, oppressé et aussitôt inquiet : je devine les symptômes d’un infarctus. Je rentre dans la maison, je demande à la cuisinière d’appeler le service d’urgence, et au père jésuite qui est là, un vieil homme que nous apprécions beaucoup, de bien vouloir m’ouvrir sa chambre et me laisser m’allonger sur son lit. Je suis donc là, attendant les secours ; le père s’est assis sur une chaise à côté de moi et il se tait. J’engage quelques mots avec lui et il me répond : «
Repose-toi. Je prie pour que Dieu veuille bien te garder, et qu’il me prenne plutôt moi… » Merci pour ces mots qui furent une leçon. Cet homme est prêt pour mourir ! J’ai mesuré à nouveau tout ce qui m’attache à la vie et j’ai appris ce jour-là une question nouvelle : suis-je disposé à mourir ? Suis-je libre jusque-là ?
Bernard, c’est ainsi que tu nous parlais ce soir-là. Nous reconnaissions aussitôt l’homme évangélique, un homme qui s’était nourri de rencontres, celui qui voulait retenir de sa vie les grâces reçues d’autrui. Que Dieu soit béni.
Le texte ci-dessous a été lu par le P. Henri Laux au cours de la célébration des obsèques de Bernard à l’église Saint-Ignace (Paris), le 29 octobre 2020