Le bien et le mal au cœur de la création

Méditations de Carême 2019

Jeudi 7 mars – Conférence introductive

Père Bruno Régent, jésuite
Accompagnateur spirituel, assistant régional CVX

 

Nous éprouvons que le mal est présent partout dans le monde. Nous pouvons être tentés de désespérance. Un titre possible de l’intervention aurait pu être « le mal au cœur du monde » ; mais cela aurait conduit soit à montrer combien il est vrai que le mal est partout présent, et que le cœur du monde est bien atteint, soit à argumenter pour indiquer des signes d’espérance et qu’il n’y a donc pas à tant s’en faire. C’est une autre piste que je veux suivre : c’est le bien qui est au cœur du monde, mais le croire est l’objet d’un combat, universel, de tous les temps, qui est clé d’interprétation sur le sens de notre existence. Je voudrais donc tenter une vaste fresque, non pour expliquer le mal, mais pour nous aider à nous situer et à nous engager. Il n’est pas question ici d’être dans le déni du péché et de ses ravages. Il n’est pas plus question ici de chercher à provoquer des indignations. Le but est de lire les signes des temps, à la lumière de la foi, pour décider, se décider, engager son existence. Cette manière d’aborder cette lecture des signes des temps pour en donner un diagnostic spirituel n’a de pertinence que parce que d’autres vont, dans les conférences qui suivent, descendre dans le concret des évènements.

Mon inspiration première vient des Exercices spirituels de saint Ignace et du mouvement qui les anime, en écho avec des illuminations qu’a reçu Ignace au moment de sa longue retraite à Manrèse, et notamment au bord du Cardoner, la rivière qui coulait dans les environs : « Il allait ainsi, tout à ses dévotions, et s’assit un instant, le visage tourné vers la rivière qui coulait en bas. Alors qu’il était là, les yeux de son entendement commencèrent à s’ouvrir. Non pas qu’il vit quelque vision, mais il comprit et connut de nombreuses choses, aussi bien spirituelles que des choses concernant la foi et les lettres, et cela avec une illumination si grande que toutes ces choses lui paraissaient nouvelles.[1]

 

Principe et fondement[2]

Le point de départ, l’origine, est à la fois simple et insondable, tellement il est profond. Dieu est amour, Dieu est le Vivant. Dieu est bon, toujours. Dieu dit à l’origine qu’il n’est pas bon que l’homme soit seul ; et nous pouvons entendre que de même il n’est pas bon que Dieu soit seul. Déjà en Lui, il y a des relations, de la circulation, des différences dans l’unité. Etant Vivant, Dieu crée de la vie, il la suscite, et il n’arrête pas de le faire. Ce qu’il crée, c’est de l’autre, c’est-à-dire à la fois ce qui n’est pas identique à Lui, ce qui a de l’autonomie, et à la fois, comme cela vient de lui, cet autre est conçu dans la vie et pour la vie. La joie de Dieu, c’est celle de voir la vie donner la vie. La joie de Dieu n’est pas de créer des êtres serviles qui vont le servir comme des esclaves ; elle est celle de celui qui exulte, en voyant la vie inventer des attitudes, des manières d’être et de vivre auquel il n’avait pas pensé, qu’il n’avait pas programmé. Dieu ne peut éprouver de la joie qu’en passant des alliances avec des partenaires, pour inventer, dans cette relation, ce que lui ne peut être tout seul.

Ce n’est pas si simple d’un peu mesurer, peser, la réalité de cet amour. Et combien nous faisons nous-mêmes l’expérience qu’une déclaration d’amour, un acte d’amour, n’est pas un point final, mais seulement un moment qui est appelé à se déployer dans le temps. C’est à travers les épreuves que va se révéler la vérité, la justesse, la pertinence, la force de ce Dieu Créateur.

Tout le reste – les autres choses sur la face de la terre dirait Ignace[3] – est ordonné à la vie, à son déploiement. Nous avons à les utiliser dans la mesure où cela nous aide à faire grandir la vie, et à ne pas les utiliser si cela conduit à la mort, à des enfermements.

 

Première semaine

Combien la suite est difficile.

Nous pensons avoir compris ce qui précède ; mais ce n’est souvent que pure intelligence, sans en avoir la force de l’expérience et de la volonté. Que savons-nous de l’amour, de ce que c’est que vraiment aimer ? de ce qu’est la liberté ?

Il faut bien honorer notre sauveur, le regarder, nous laisser enseigner. Il a pris le chemin de l’Incarnation, de la passion : s’il a fallu que le Christ passe par un tel chemin, c’est qu’il y a une nécessité profonde. « Il fallait » martèlent les évangiles. Entrer dans cette mesure de l‘amour de Dieu, sa longueur, sa largeur, sa hauteur et sa profondeur, ce n’est pas pour nous écraser, nous humilier, c’est une joie, une vie. Ce n’est que notre orgueil qui en est humilié. Regarder le Christ en croix[4], c’est tout en même temps mesurer l’amour de Dieu, et découvrir la mort qui était à l’œuvre en nous.

Nous sommes dans un monde qui soit nous aveugle avec le péché des autres, en vue de notre indignation, de notre condamnation, soit nous balade avec notre propre péché entre le déni de son importance et la désespérance. Si le Christ a dû passer par un tel chemin, qui mène à la croix, se faisant péché dit saint Paul[5], c’est bien qu’il le fallait pour notre salut. Le pape François nous intime d’écouter les victimes de nos violences. Osons écouter le Christ crucifié nous parler de ce que nous lui avons fait.

 

Prenons donc le risque de notre dépression – celui de nous perdre si nous gardons le regard tourné sur nous-mêmes – et entrons dans l’intérieur, la face cachée de l’iceberg ou plutôt le trésor caché dans le champ de la Création. N’ayons pas peur.

Oui, nous pouvons avec Ezéchiel[6], être invités à visiter des vallées d’ossements desséchés. Mais c’est en tenant la main de l’Esprit qui nous y emmène, et c’est pour y être témoin d’une résurrection. Aller vers le péché, c’est prendre le risque de la tristesse, mais le chemin débouche sur la joie. Ne pas aller sur ce chemin, par peur – de la mort, de la culpabilité, du remords – c’est avoir peur de la vie, c’est fuir la vraie joie. Le premier acte du Créateur, c’est de séparer et de nommer la lumière et les ténèbres, le jour et la nuit. Osons sortir de l’indifférencié, de l’innomé. Allons vers le jour.

 

Comme Créateur, pour honorer la vie, Dieu créé de l’autre ; de l’autre que Lui, tout en étant à son image. Lui voit de la vie en tout l’univers et en chacun. Mais cet autre peut voir les choses autrement. Ce n’est pas ce qui vient du dehors qui est impur, c’est ce qui vient du cœur[7]. Dieu confie ce qu’il est à de l’autre, en qui il a confiance. Mais cet autre ira jusqu’à mettre à mort son Fils ; et lui maintiendra sa confiance ! Dieu Créateur est un pauvre qui se confie en de l’autre ; qui pleure, qui a faim, qui est haï et exclu.[8] L’autre a la capacité de voir autrement que son Créateur. L’autre est libre quand il accepte d’entrer dans la confiance et de reconnaître la grandeur de son Créateur, quand il dit oui à ce qu’il est. Mais il est esclave de ses sens quand il s’enferme dans ses impressions et refuse d’écouter dans la confiance.

 

Inévitablement, puisque Dieu a suscité de l’autre que lui, puisqu’il veut se réjouir de l’invention que va produire ce qui n’est pas lui, il y a la capacité chez cet autre de douter de la bonté de l’origine. Il en est ainsi depuis le début, au sens de l’histoire biblique, et c’est la manière dont la Genèse nous le raconte avec l’histoire d’Adam et Êve, qui font davantage confiance en la parole du serpent qu’en la parole de Dieu. Mais c’est aussi au sens symbolique : quelle est l’origine de chaque décision, chaque pensée : la foi en le Créateur ou le doute ? Et si c’est le doute, alors les autres choses sur la face de la terre sont déviées de leur intention. Au lieu d’être au service de la croissance de la vie, elles deviennent enviables pour elles-mêmes, objets de jalousie, de convoitise. Il n’y a plus respect mais prise de possession, il n’y a plus de bénédictions mais des méfiances et des anathèmes : l’homme découvre avec stupeur que cela conduit à la mort, sans pouvoir s’en détourner.

Il est important de ne pas tout de suite regarder notre péché ; mais d’entrer dans l’intelligence de la situation, aussi bien à travers l’histoire, – depuis le commencement jusqu’à la fin du monde – qu’à travers chaque situation. Ignace pour cela, nous demande de réfléchir au péché des Anges. Cela peut sembler une piété moyenâgeuse et dépassée, ou encore être une réflexion sans fondement. Mais je pense qu’il veut déployer une réalité universelle, qui touche aussi bien à la terre qu’au ciel, qui touche toutes les sphères de l’existence jusque dans ses expressions religieuses, dans ses valeurs.

Oui, le bien, le bon, l’amour sont à l’origine. Les anges sont dans la présence et la foi. Mais tout contre, immédiatement, partout, il y a une mise en doute : cette bonté de l’origine pourrait n’être qu’un discours qui cache une intention manipulatrice ; elle prétendrait donner la vie, mais c’est pour mieux la reprendre, en exigeant d’être servie, louée ; elle demanderait un retour ; Dieu n’est qu’un super roi qui veut des courtisans. Il prétend donner la vie, mais il la reprend, il moissonne où il n’a pas semé. De ce Dieu pervers, il faut s’en libérer ; il ne faut pas écouter sa parole, mais écouter ses sens. L’autre ne serait pas pour ma vie, mais pour mon esclavage ; je veux être le décideur de mon existence, de mon identité. Même dans le ciel, parmi les anges que Dieu avait créé pour être ses messagers, il en est qui ont douté. On dit qu’ils ont été précipités sur la terre. C’est une manière symbolique de dire qu’en refusant de croire, ils se sont identifiés à la terre et à ses valeurs, abandonnant ainsi le ciel, le lieu de la foi.

Ignace fait méditer, après le péché des anges, le péché d’Adam et Êve[9]. Il s’agit de comprendre, de peser la nature de ce péché. Si dans le ciel déjà, c’est la bagarre entre croire ou ne pas croire, ce n’est pas une surprise que ce soit vrai pour tout homme et toute femme. Tout leur est donné. Mais il y a une tentation de regarder et recevoir ce donné en oubliant le donateur et l’esprit du donateur, en ayant un regard sur le créé qui convoite et veut saisir, au lieu de s’en servir dans le cadre de l’Alliance que Dieu a voulu et veut sans cesse – que tout ce qui est créé soit au service de l’alliance dont Dieu veut vivre, alliance entre Lui et ce qui n’est pas lui.

Êve a été dans la sidération devant la pomme, submergée de convoitise, détournée de l’écoute de la Parole de Dieu. Elle écoute le serpent, et se ferme sur elle-même. Elle ne peut ni ne veut sortir de son hypnotisme, elle est esclave de sa passion. Elle ne veut pas savoir ni le savoir.

Il en est de même dans le rapport aux images. Nous nous laissons mettre dans la sidération, l’indignation, le murmure. Quand l’image est première, elle conduit au doute, à la violence. Nous sommes invités à croire, pour voir. La foi, préalable, a priori, cherche et trouve des signes, et s’exclame avec le ciel « toute la terre est remplie de sa gloire »[10]. A l’inverse, le regard, préalable à la confiance, nous fait dire : c’est moche, ce n’est pas bien fait … nous mettant dans la position du juge.

 

Il y a à comprendre et à peser ceci : qu’à chaque fois que l’homme – l’homme ou la femme – quitte la foi en la bonté de l’origine et écoute sa volonté propre, à chaque fois qu’il quitte l’alliance avec Dieu, pensant par là inventer de la vie, il ne produit pas de la vie mais de la mort. Quand l’homme veut son autonomie, suit ses propres envies, il n’est plus un vivant ; il peut trouver de la satisfaction – dans la réussite de ce que sa volonté propre s’était donné comme objectif – mais pas de la joie, au sens de l’exultation devant le débordement de la vie.

Il n’est pas bon que l’homme soit seul[11]. C’est sans cesse un combat. De tous les temps, toujours. Et on voit bien que dans nos sociétés, nos cultures, c’est un travail au cœur de chacun. Le monde somme chacun de dire qui il est, d’exprimer son projet, d’avoir confiance en lui-même, etc., tandis que le risque des alliances et de la vie n’est envisagé qu’avec de multiples sécurités et des possibilités de sortie… pour se sauver, prétend-on. Mais c’est trop souvent se sauver du risque de la vie et de l’alliance pour demeurer dans la mort, où il n’y a plus de risque, celui de la vie, il n’y a que la mort.

 

Le cœur de la Création, la vérité profonde de l’histoire, en jeu dans tous les événements, c’est ce combat dans le cœur entre croire en la bonté de l’Origine, pour y demeurer, et le doute, qui produit des fermetures, des violences, des peurs. C’est sur cette toile de fond que l’on peut lire l’actualité, les événements mondiaux, mais aussi le concret de ce qui nous entoure en proximité. Comment ici et là, la peur a engendré la création de murs, la production d’armes pour se défendre soi-même, l’installation de coffres-forts pour empêcher de perdre et de se perdre, etc. Mais comment aussi, ici et là, la foi en l’autre a permis des rencontres, des gestes de solidarités, des écoutes, des confiances, des dons de soi. L’univers n’est pas seulement à regarder avec des lunettes de scientifiques qui vont raconter l’histoire des cellules, depuis un bing-bang initial, racontant une histoire passionnante, mais qui n’entre pas dans le symbolique, dans le ciel. La vie et la mort dont le ciel parle ne sont pas la vie et la mort des cellules, mais celle de l’âme pour prendre un vieux langage : pas seulement de l’âme individuelle mais celle de l’humanité, dans son vivre ensemble. La mort, c’est quand il y a fermeture et peur, dans la désespérance, repli sur soi et sur des idoles ; la vie, c’est quand il y a des audaces relationnelles qui autorisent l’autre à se déployer, dans le service, le respect, la bénédiction.

Le monde relate des faits dans une objectivité qui aveugle, qui est sans relation, qui culpabilise. Rien n’est secret pour lui, rien n’est tabou, tout peut et doit être montré. Au terme il enferme dans la désespérance. Dieu nous révèle les mêmes faits, mais dans l’intersubjectivité d’une alliance, dans le secret d’un ami qui parle à un ami. Il invite à faire un pas.

 

C’est sur cette vaste et universelle toile de fond que nous sommes invités à ne pas en rester aux généralités, mais à nous mettre devant Dieu pour qu’il nous dévoile combien nous-mêmes, chacun et chacune, sommes partie prenante dans ces combats. Nous ne sommes pas sur la rive en train de juger des uns et des autres. Chacun, nous sommes atteints par ce doute, par de la convoitise et de la méfiance, par la peur de l’alliance (où va-t-elle nous entrainer ? N’est-ce pas vers la mort ? Regarder donc Marie au pied de la croix …c’est impensable que la vie et la foi amènent à une telle situation, et c’est bien ce que disent les esprits impurs quand Jésus vient : es-tu venu pour nous perdre ?).

Oui, nous avons, chacun, à entendre que nous sommes bien-aimés (aimés d’une manière telle que nous pouvons tout oser, à la suite du Fils), pour passer des alliances, déployer de la vie, servir cette vie naissante chez les autres (à l’image de Marie qui – quand elle apprend qu’Elisabeth sa cousine en est à son sixième mois, va en hâte chez elle pour la servir pendant les trois derniers mois de sa grossesse). Et que c’est notre joie de servir celle qui est dans les douleurs de l’enfantement.

Mais nous avons aussi à relire que nos tristesses, nos désespérances ont leur source dans nos doutes, l’écoute de nos peurs. Avant d’être dans les actes, notre péché est dans nos pensées. Le péché en pensée est grave.

On rapporte à Jésus que Pilate a fait massacrer un groupe de Galiléens ; et on demande à Jésus si ces victimes ont plus péché que d’autres. Et Jésus de répondre : si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous comme eux[12]. Pilate s’est méfié de ce groupe d’activistes, et par précaution les a fait tuer. Mais s’il s’est méfié, c’est que d’autres lui ont dit que ce groupe était dangereux pour son pouvoir. Des pensées, des paroles ont circulés, et pour finir ont armé la main de Pilate. Si vous ne vous convertissez pas, dit Jésus, si vous continuer à avoir des pensées et des paroles de méfiances qui détruisent les relations sociales, vous êtes en train d’armer des mains qui vont user de violence. Nous en sommes solidaires. Vous périrez tous comme eux. L’urgence, c’est de vous convertir, de changer votre regard, de croire en la bonté de l’origine : elle est présente en tout homme, et c’est elle qu’il y a à éveiller ou à réveiller plutôt que de juger, et tuer l’ivraie.

 

Pour dire autrement la même chose : l’enjeu nos existences et de notre monde, n’est pas la réforme des impôts, ou la création d’un revenu minimum pour tous, etc. Il est dans le cœur de chacun. Et c’est ce cœur converti qui inventera, trouvera les actes et les lois justes qui conviennent ici et là. Quelle est l’œuvre de Dieu ? Que nous faut-il faire demandent des interlocuteurs de Jésus ? L’œuvre de Dieu c’est que vous croyez en celui que Dieu a envoyé. Et cette foi se déploie et devient vraie quand elle est foi en les créatures de Dieu, dans chaque homme.

 

Nous avons à croire que Dieu a mis en nous son esprit, que nous avons un cœur et que nous pouvons donc peser combien le péché est triste, désolant, et combien la confiance donnée est créatrice de vie. Nous avons à demander cette grâce de ressentir, d’éprouver cette différence. Le premier acte créateur est la séparation de la lumière et des ténèbres. Il y aura toujours succession de jour et de nuit. Mais il y a nomination, repérage pour servir de guide dans l’existence. Et il y a déjà la victoire de la lumière sur les ténèbres puisque les 24 h s’appellent un jour, tout en contenant la journée et la nuit[13]. Nous avons à sortir de la tiédeur, de l’indifférencié, de l’à quoi bon. Nous avons à croire que malgré 38 ans de paralysie, nous pouvons porter notre grabat et marcher.

Tant que nous nous tournons vers nous-mêmes pour nous reconnaître pécheurs, comme il est demandé au début de chaque messe, nous hésitons entre une culpabilité, un remord ou une sous-estimation. Le pape nous le redit : c’est par l’écoute des victimes que nous pouvons prendre conscience de la vérité et de la profondeur de notre péché. Et pour que ce ne soit pas insurmontable, Dieu s’est fait péché : le Fils a pris la place du pécheur public en mourant sur la croix. C’est lui qui peut nous apprendre ce que nous lui avons fait et ce que nous faisons de mal à nos frères. Il a une manière de nous le dire, de nous le révéler, qui renverse notre orgueil, et qui élève en nous l’humanité.

Le Christ en croix nous montre l’horreur de ce qu’a produit notre péché. Il nous le dit d’une manière telle qu’il révèle que nous avons un cœur pour pleurer sur nos injustices, et que nous sommes vivants.

 

Deuxième semaine

Nous pouvons entendre cet appel à la conversion comme une incantation, généreuse et désirable, mais inatteignable. Comment, dans le concret, mener notre existence, discerner ? Notre cœur est malade, notre jugement n’est pas complètement juste, nos sens sont travaillés par de la convoitise et de la jalousie, l’autre nous fait peur.

 

Nous avons à entendre que dans le don initial de la vie, il y a ce désir permanent de Dieu de faire alliance avec nous. Il nous a donné le meilleur de lui-même, son fils et son esprit. Son fils nous a rejoint dans notre humanité pour que nous apprenions de lui comment être et vivre.

Dans ce grand combat entre la vie et la mort, il nous a montré une manière d’être dans le monde qui est victoire sur la mort et la désespérance, qui honore la vie venue du Père. Nous avons donc à mieux connaître ce Fils, pour l’imiter, le suivre, le servir.

Lui s’est engagé complètement, il a ouvert le chemin. Il attend, espère des associés, pour que sa victoire aille à son déploiement universel. Nous avons à entrer en alliance avec lui, à apprendre de lui, à nous mettre à son service.

Dans ce grand champ de bataille entre la vie et la mort, entre la foi et la désespérance, le Fils s’est engagé ; il a pris la tête de tous les vivants. Chacun et tous, nous sommes appelés à nous convertir, et plus précisément et profondément à choisir notre camp, évidemment en faveur de la vie.

Le champ de bataille, c’est le monde, et en premier lieu notre cœur, traversé à la fois par des envies de richesses, d’honneur, de faire de grandes choses bien en vue – nous pensons pouvoir être le sauveur du monde – et à la fois par des désirs de respecter, de servir humblement, de vivre dans la gratitude. En chacun il y a l’enfant de Dieu, fragile, qui veut croire, et l’adulte sans père qui sait, maitrise, et ne laisse pas de place à l’enfant. Le monde est trop sérieux pour être laissé à des enfants, pense-t-il ; les disciples repoussent ces enfants qui leur semblent déranger le salut que vient apporter le sauveur. Laissez venir à moi les petits-enfants, supplie Jésus ![14]

Il nous faut encore franchir une nouvelle étape dans cette vérité universelle, dans ce regard sur le cœur du monde. Il n’y a pas seulement à entendre que tous nous sommes engagés dans ce combat universel, que nous le voulions ou non, et que nous avons à nous déterminer en faveur d’un camp ; il y a à comprendre ce que c’est que la vie, le don de la vie, pour rendre le service qui est attendu et ne pas se faire des illusions sur l’Esprit qui anime le camp du Christ Notre Seigneur.

 

Le récit de la vocation d’Isaïe peut éclairer la démarche.[15]

 

L’année de la mort du roi Ozias, je vis le Seigneur qui siégeait sur un trône très élevé ; les pans de son manteau remplissaient le Temple. Des séraphins se tenaient au-dessus de lui. Ils se criaient l’un à l’autre : « Saint ! Saint ! Saint, le Seigneur de l’univers ! Toute la terre est remplie de sa gloire. » Les pivots des portes se mirent à trembler à la voix de celui qui criait, et le Temple se remplissait de fumée. Je dis alors : « Malheur à moi ! je suis perdu, car je suis un homme aux lèvres impures, j’habite au milieu d’un peuple aux lèvres impures : et mes yeux ont vu le Roi, le Seigneur de l’univers ! »

L’un des séraphins vola vers moi, tenant un charbon brûlant qu’il avait pris avec des pinces sur l’autel. Il l’approcha de ma bouche et dit : « Ceci a touché tes lèvres, et maintenant ta faute est enlevée, ton péché est pardonné. » J’entendis alors la voix du Seigneur qui disait : « Qui enverrai-je ? qui sera notre messager ? » Et j’ai répondu : « Me voici : envoie-moi ! »

 

Isaïe voit la grandeur de Dieu. Il entend que dans le temple, dans le lieu de Dieu, les anges proclament « Saint, saint, saint, le Seigneur de l’univers ! Toute la terre est remplie de sa gloire !» On peut imaginer la contre vérité, avec les esprits démoniaques qui prétendent le contraire : trompeur, menteur, pervers le Créateur de l’univers ! Regardez comme toute la terre est remplie de malheurs et de méchancetés.

Isaïe entend – il a l’oreille et le cœur ouverts – et il croit en la parole des anges du ciel. Il dit alors : « Malheur à moi ! Car je suis un homme aux lèvres impures, j’habite au milieu d’un peuple aux lèvres impures : et mes yeux ont vu le Roi, le Seigneur de l’univers ! » Imaginez Pierre qui juste après son reniement croise le regard de Jésus : il est un homme aux lèvres impures, il vient de renier. Et il est au milieu d’un peuple qui ne vaut pas mieux. Que ce soit du côté des dirigeants, des grands prêtres, des responsables ecclésiaux, de la foule, des disciples, des soldats : tous pareils, à avoir peur, à se protéger, à se méfier, à ruser dans les relations, dans le murmure et la plainte, sans respect, sans esprit de service. Expérience de la plus grande distance entre la sainteté de Dieu et les bas-côtés de l’humanité. Dans cet écartèlement, Isaïe reçoit le pardon, venant du feu de l’amour de Dieu. Alors il entend la voix du Seigneur qui disait « qui enverrais-je ? Qui sera notre messager ? » Non seulement  le Seigneur pardonne, mais il est faible, demande de l’aide. Isaïe et Pierre peuvent penser à tout ce peuple auquel ils appartiennent, dont ils sont bien solidaires, pétris de la même humanité. Et voilà qu’ils répondent : « Me voici : envoie-moi ! ». D’où l’étape qui s’ouvre : que veut dire être envoyé, quel est son contenu ?

 

La vie de Jésus. Il vient révéler à chacun, à tout homme, qu’il peut vivre, qu’il est aimé. Et on le voit effectivement guérir des malades et des pécheurs, rassasier des foules. Il est animé par un esprit qui ne désespère jamais, Jésus est libre de lui-même ; il n’a pas peur de se risquer, d’être pris à parti, d’être livré aux mains des hommes. Il fait l’œuvre de Dieu, croire. Non pas que les hommes ne puissent rien lui faire – ils le cloueront à la croix, se moqueront de lui, le mettront à mort – mais il est bien-aimé, confiant en son Père que ce n’est pas la peur et la violence qui ont le dernier mot, mais la miséricorde, le pardon, la bonté. En se donnant lui-même, il se montre vivant, vivant de la vie de Dieu, de la vie originelle et éternelle. Jésus nous apprend que vivre, c’est accepter d’être livré aux mains des hommes, à la merci des événements, des rencontres, de l’aujourd’hui. Vivre, ce n’est pas être satisfait de sa générosité, c’est être libre de tout retour sur soi pour vivre dans la présence à la fois au Père et aux autres.

Depuis toujours, le serpent vient susurrer que ce n’est pas vrai que la vie est plus forte que la mort, et il essaie de nous le prouver tous les jours : vous voyez bien que l’on ne peut pas faire confiance ; vous avez pardonné une fois et voilà que cela recommence ; on ne peut pas sans cesse pardonner, redonner sa confiance, il y a des limites à ne pas dépasser.

Et le diable pensait bien avec tous les moqueurs, démontrer le fondement de la limite à la bonté : Dieu, quand on aurait mis à mort son fils, son unique, celui qu’il chérit, se vengerait, ne laisserait pas impuni un tel méfait. Et c’est bien ce que pensaient les pharisiens, à qui Jésus racontait l’histoire de la vigne et des vignerons qui ne veulent pas donner le fruit de la vigne au maitre et qui vont jusqu’à tuer le fils, envoyé par le maître qui lui croyait qu’‘ils respecteront mon fils’. Que pensez-vous que fera ce maitre demande Jésus ? Et eux de répondre : il fera périr ces misérables et donnera la vigne à d’autres qui lui donneront le fruit. Mais Jésus leur annonce : la pierre rejetée par les bâtisseurs devient pierre d’angle[16]. Être allé au bout des ignominies possibles n’a pas fait changer le cœur de Dieu. Le lieu de la mort sur la croix n’est pas le signe de la victoire de la mort, c’est au contraire celui de sa défaite. Voilà que de celui qui est mis à mort, il ne sort que du sang et de l’eau, et non de la bile ou de la puanteur infectieuse. En Dieu et en son fils, il n’y a que don, vie, amour. Rien ne peut le faire changer.

Ce combat entre la vie et la mort est redoutable, puisqu’il va jusqu’à la croix. Mais, si l’on veut bien y réfléchir, n’est pas inévitable ? Est-ce qu’il ne fallait pas en arriver là ? N’est-ce pas écrit depuis toujours que nous avons rendez-vous au calvaire, là où se vérifie, se fait vrai, que la bonté de l’origine est une vraie bonté, solide, éternelle et que nous pouvons fonder nos existences dessus ? La mort est vaincue au Golgotha. L’assurance nous en est donnée dans la Résurrection. Il reste à déployer cette victoire dans nos existences personnelles et collectives.

 

Troisième et quatrième semaines

Dans la Résurrection, nous est dit que le cœur de Dieu est le même, hier et aujourd’hui, bon et miséricordieux, lent à la colère et plein d’amour.

En montrant les plaies de ses mains, de ses pieds, de son côté, le ressuscité ne brandit pas un poing fermé par la douleur, réclamant vengeance. C’est une main ouverte qui montre la réalité de la blessure. Oui le péché blesse l’homme, le défigure. Il faut que l’homme cesse. Dieu dit à chacun, comme à Saül sur le chemin de Damas : pourquoi me persécutes-tu ? Oui, pourquoi ? Qu’as-tu donc dans le cœur ? Tu ne te rends pas compte de ce que tu fais ? Il n’y a aucun déni de la méchanceté et du mal, qui sont dans le péché. Mais le Ressuscité a une manière de le mettre en évidence qui montre qu’il a encore et toujours confiance en l’homme ; il croit que son cœur n’est pas mauvais, même s’il s’est laissé avoir, et entrainé au mal. Le Ressuscité fait confiance que le cœur de l’homme peut être touché par ce qu’il a fait, qu’il peut se convertir et désirer vivre de la miséricorde reçue. La résurrection envoie en mission des pécheurs pardonnés, pour annoncer la rémission des péchés.

Pierre le premier pape, n’est pas un homme parfait ; il ose témoigner, par les 4 évangiles, que son triple reniement a été fondateur de sa nouvelle manière de vivre. Le fondement de son existence n’est pas dans ses qualités humaines, dans ses diplômes, il est dans le fait qu’il est bien-aimé, toujours.

Paul, l’apôtre des nations, l’évangélisateur infatigable, raconte par trois fois dans les Actes des Apôtres, qu’il était persécuteur des premiers chrétiens, les faisant arrêter et mettre à mort. La rencontre avec ce Jésus qu’il persécute dans les chrétiens le bouleverse ; il va désormais vivre de cette rencontre.

 

Comment être partenaire du Fils pour que se déploie cette victoire de la résurrection ? Il est heureux que notre matière première soit notre humanité, spécifique pour chacun, humanité à chaque fois marquée par ce désir de vie et cette expérience douloureuse de ne pas en vivre et de faire du mal. Cette matière première est excellente pour être touchée par la miséricorde du Seigneur, et en témoigner. Le Seigneur ne cherche pas des gens parfaits, qui font tout bien, irréprochables, qui n’ont pas besoin de justice ni de salut. Il cherche des hommes et des femmes qui vont accepter de recevoir sa miséricorde et son pardon, pour en vivre. Ils ne sont pas parfaits, mais la mort n’a plus de prise sur eux puisqu’ils ne désespèrent pas de leurs limites, de leur cœur divisé ; ils se confient en un Autre qui les défend. La mort a beau essayer de gesticuler autour d’eux, de leur faire peur, ils sont dans la foi, ils ont rejoint Jésus qui dort dans la barque agitée par la tempête.

 

 

 

Ad amorem

Il ne s’agit pas, par cette vue spirituelle, de s’évader dans les idées. L’amour se met dans les actes. Il engage. Les situations familiales, personnelles, politiques, économiques et sociales, demandent des engagements, des décisions. Il y a à entendre que ces décisions, ces engagements ont à être animés par des cœurs vivant de l’Esprit de l’évangile et que leurs succès ne seront pas à mesurer à l’aune de la vie mondaine, ou des votes, ou des pouvoirs renversés. Les chrétiens n’ont pas le monopole de l’Esprit pour choisir les bonnes solutions. Ils sont travaillés par des enjeux contradictoires entre la générosité et la prudence, l’angélisme, le courage et l’humilité ; ils n’ont pas à faire le tri entre l’ivraie et le bon grain. La relecture personnelle leur fait découvrir que là où ils pensaient avoir le cœur pur, peut se cacher en fait aussi une ignorance ou des intérêts mondains. Ce dont ils doivent être porteurs, c’est de l’espérance, c’est-à-dire que l’histoire a sens, a un sens, que le combat de la vie et de la mort va vers une victoire totale et universelle, que l’engagement de chacun est attendu et irremplaçable, et que le pardon est un outil essentiel : la découverte de ses limites, de son péché, n’est pas un signe pour arrêter, pour se désespérer ; il est appel à se désaltérer à la source du pardon de Dieu, pour poursuivre le combat dans l’humilité, la pauvreté, le respect, la foi.

 

Le combat de la vie et de la mort, d’un côté est déjà gagné par la Passion et la Résurrection. Le jugement dernier est donné : Dieu est bon, il l’est depuis toujours et le restera. Et d’un autre côté ce combat continue et continuera dans le cœur de chacun. Sans cesse choisir la vie, la vivre en alliance avec Dieu pour qu’elle grandisse dans toute l’humanité.

Nous voulons aimer. Dieu nous le demande, mais aussi nous le promet (tu aimeras ![17]). C’est une joie que de pouvoir, en toutes circonstances, inventer – en partenariat avec Dieu – des gestes de vie, qui expriment le fond de notre cœur : Dieu est bon et nous y croyons. Il ne nous demande pas d’être des héros, épuisés par leur générosité, il espère que nous allons habiter le cœur de notre humanité, avec ses failles et ses contradictions, heureux de témoigner de l’œuvre du pardon et de la bonté.

 

Pour conclure, je souhaite simplement reprendre le plan que j’ai suivi, sans que ses articulations soient toujours bien marquées :

  1. Le cœur de Dieu est bon. Il voit que sa Création est bonne.
  2. Cette Création est ‘autre’. Elle a la capacité à voir autrement que son Créateur, à voir autrement la Création et son Créateur. Le péché concerne cette mise en doute de l’origine. Il conduit à la mort.
  3. Tous, chacun, nous sommes concernés comme champ de bataille et avons des complicités avec l’adversaire de la nature humaine.
  4. Le Créateur, bon, donne tout, tout ce qu’il est, son Fils, pour manifester qui il est, pour inviter chacun à renoncer au péché, et à être semeur de vie.
  5. Le Fils est chemin, vérité et vie, pour chacun, jusque dans la mort et sa résurrection.
  6. Les apôtres, et nous tous à leur suite, sommes appelés à témoigner de la vie plus forte que la mort. Ce témoignage passe et commence par la conversion des messagers, de nous-mêmes.
  7. Dieu attend, espère, des pécheurs pardonnés qui vont témoigner qu’il vaut le coup de croire. C’est cette foi qui permet à l’humanité de se réconcilier, de fraterniser.

 

Ce chemin est logique dans sa description. Dans nos existences humaines, plutôt qu’un chemin linéaire, il se présente comme une spirale : nous repassons régulièrement par chacune des étapes, enrichis par l’expérience.

 

Le bien et le mal au cœur de la Création était le titre de cet exposé ; au terme, dans la foi, il faut affirmer que c’est le bien qui est au cœur de la Création, tandis que le tentateur nous dit que c’est une illusion et que c’est la perversité qui en est le cœur. Dans ce combat, dont le champ de bataille est le cœur de chacun, nous croyons que la victoire est assurée – la résurrection nous l’atteste – mais nous sommes dans les douleurs de l’enfantement, dans le temps de la promesse.

 

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Cf. l’article à paraître dans Christus d’avril 2019, Le péché dans la dynamique des Exercices.

 

Cf. l’article dans la revue ETUDES de mars 2019, sur la commission de la vérité en Colombie, article rédigé par le président de la commission, Francisco de Roux.

[1] Récit du Pèlerin, n° 30.

[2] Les titres de cette conférence sont ceux des différentes parties des Exercices spirituels de Saint Ignace.

[3] Exercices spirituels, n° 23.

[4] Exercices spirituels, n° 53.

[5] 2 Co 5,21.

[6] Ez 37.

[7] Mc 7,14-23.

[8] Lc 6, 20s : les Béatitudes de l’évangéliste Luc disent quelque chose de l’identité de Dieu.

[9] Exercices spirituels, n° 50 et 51.

[10] Is 6,2.

[11] Gn 2,18.

[12] Lc 13,1-3.

[13] Gn 1,3-5.

[14] Lc 10,13-16.

[15] Is 6,1-2a.3-8

[16] Mt 21, 33-46.

[17] Mt 22,37-39.